Le calendrier tourne. C'est le 23 juin 2016 que les ressortissants du Royaume-Uni s'étaient prononcés pour une sortie de l'Union Européenne. C'est le 29 mars 2017 que le gouvernement britannique a signifié cette décision à ses partenaires au sein de l'Union. C'est le 29 mars prochain que le Brexit doit devenir exécutoire. Le calendrier s'accélère vers cette échéance. On peut se demander si, d'une autre façon il ne se ralentit pas.
Les débats sont en tout cas toujours assez vifs en Grande Bretagne et en Irlande du Nord. Le dernier épisode est à attribuer à Boris Johnson. L'ancien maire de Londres, porte-parole du clan pro-Brexit du parti conservateur (qui avait opté pour la neutralité) lors de la campagne du référendum, il a occupé 2 ans le poste de secrétaire d'État des affaires étrangères de juillet 2016 à juillet 2018. Sa démission a ouvert un combat politique contre les propositions du gouvernement de Mme May, qu'il qualifie de Brexit mou. Le gouvernement assure qu'elles répondent « à la volonté des Britanniques tout en évitant l'instauration d'une frontière dure en Irlande du Nord ».
M. Johnson a accéléré le week-end dernier affirmant le plan que le Premier ministre propose aux négociateurs de l'UE – dit plan de Chequers – revenait à « passer une ceinture d’explosifs autour de la constitution britannique et à remettre le détonateur » à Bruxelles. Il a illustré son propos en estimant que l'application de l'accord passé dans ce cadre avec les 27 membres que l'Union regroupera après le Brexit soumettrait le Royaume-Uni à « un chantage permanent ».
M. Johnson a prolongé la polémique en demandant dans sa chronique hebdomadaire au Daily Telegraph que le gouvernement conservateur montre « comment un Royaume-Uni post-Brexit se traduira par une économie heureuse et dynamique ». On retrouve le ton de la campagne référendaire avec, aussi, la demande d'un plan budgétaire agressif pour assurer le rebond de l'économie après la sortie de l'Union, Il a même cité l'exemple du programme fiscal américain.
L'épisode est une étape de politique intérieure. Les partisans de Mme May ont cherché à rapprocher le discours provocateur d'un besoin pour M. Johnson de faire oublier un de ces scandales de vie privée qui émaillent l'actualité anglaise. L'affaire est sans doute plus importante : le leader des partisans du Brexit, le partisan d'un Brexit dur au nom de l'indépendance, se place en challenger pour le poste de Premier ministre.
En sens inverse, des syndicats ont relancé une campagne pour demander un nouveau référendum. La probabilité d'un renoncement au Brexit est cependant très faible. Le report de la sortie n'a pas vraiment beaucoup plus de chance d'être accordé par les 27, à l'unanimité.
À l'échéance du 30 mars, deux possibilités sont possibles : une sortie sans accord de coopération (no deal) ou un accord entre le Parlement britannique et les 27.
La politique intérieure anglaise renforce la probabilité du « no deal ». On a du mal à approcher les dégâts que provoqueraient la reconstitution de contrôles douaniers pour les frontières maritimes et aéroportuaires, mais aussi terrestres entre l'Irlande et l'Ulster. Le désordre provoquerait un choc de commerce, la reconstruction de capacités règlementaires dans tous les domaines, y compris fiscaux (TVA en particulier), seraient longues et très coûteuses. L'application des règles de droit commun de l'Organisation Mondiale du Commerce vis-à-vis de pratiquement tous les pays et en tout cas, celles du continent européen seraient très durablement lourdes en termes d'exportations, mais aussi d'importations avec des conséquences inflationnistes provoquant une baisse du pouvoir d'achat. Une nouvelle baisse de la livre sterling serait inéluctable. Le coût de la souveraineté semblerait excessif, même pour M. Johnson et les tenants d'un Brexit dur.
Le no deal serait destructeur au Royaume-Uni et très pénalisant pour les pays de l'Union Européenne. Là sont les données de la partie de poker menteur de la négociation menée depuis 16 mois sur le thème réciproque « tu as tellement à perdre en cas de no deal ».
Ces négociations elles ne semblent pas avoir vraiment avancé. En cas d'accord, mais en cas d'accord seulement, il a certes été convenu que le nouveau régime s'appliquerait seulement à partir du 1er janvier 2021. Mais la première phase des négociations, terminée depuis le 8 décembre 2017 n'a pas été beaucoup plus loin que cet octroi de délai. Les engagements financiers du Royaume-Uni – le coût du divorce - auprès de l'UE ont été confirmés (et globalement approchés) mais seront réglés et précisés au fil du temps. Le régime des expatriés a été fixé, mais en conservant un certain flou. Enfin, un accord de libre-échange unique a été annoncé sans pour autant être négocié.
Depuis le début de l'année, les questions de la frontière irlandaise, ceux des droits de douane pour les biens, les accès aux services et, en particulier aux services financiers butent. Le sommet européen des 18 et 19 octobre devait valider un accord définitif. On n'en est plus là et les plus optimistes du côté de Bruxelles espèrent un aboutissement des négociations mi-novembre. Pour viser un accord validé avant la fin de l'année, trois mois avant la date butoir, mais deux ans avant la sortie réelle en cas, justement, d'accord.
Au-delà de réelles avancées sur le plan technique, la question est politique et elle n'a pas changé. Du côté européen, on ne veut pas accorder un régime d'associé très favorable, type Norvège ou Suisse. Dans une telle configuration, ce serait interprété comme un encouragement pour que d'autres pays parmi les plus riches suivent l'exemple britannique. Michel Barnier, le chef des négociateurs de l'UE a bien résumé avec la formule « Il n'y a pas de marché unique à la carte ». Du côté du Royaume-Uni, on demande précisément un accord de libre-échange à la carte : catégorie par catégorie pour les biens, le maintien de certaines règlementations dans des secteurs définis en abandonnant d'autres et en particulier en matière agricole, une nouvelle règle du jeu pour les services financiers, la souveraineté pour les questions migratoires mais une coopération en matière de sécurité, l’affranchissement vis-à-vis de la Cour de justice de l'UE,...
Si on ajoute le cas inextricable de la frontière irlandaise, on comprend la montée des scénarios de no deal. On est pourtant toujours dans le bluff quand le gouvernement de Mme May annonce son plan dans un tel schéma, parle d'embaucher 9.000 fonctionnaires de plus, et diffuse même des fiches techniques pour son application. On l'est pratiquement du côté de M. Barnier quand il affiche quatre piliers « indivisibles » pour établir un partenariat « d'une ampleur inédite pour un pays tiers » : accord de libre-échange ambitieux, des accords spécifiques dans des domaines d'intérêt commun comme l'aviation ou la sécurité intérieure, ainsi que la politique étrangère et sécurité extérieure.
La livre sterling est évidemment un thermomètre du risque insensé du no deal. Elle est stable face à l'euro depuis le 1er janvier après un rebond de 1,2 % cette semaine. Les marchés ne croient pas au scénario du pire et parient sur un mauvais accord qui éviterait le choc. Les deux parties devront en rabattre et mécontenter leurs opinions publiques et leurs agents économiques. Et M. Johnson ne semble pas en position de bloquer le processus d'accord.
Cela posé, il faut se souvenir que les mêmes marchés avaient exclu le succès du Brexit au référendum de 2016, et encore dans la nuit suivant le scrutin...