C'est le vent d'ouest qui a provoqué une nouvelle panne des marchés européens qui portent à plus de 6 % les déchets de l'Eurostoxx 50 depuis le début de l'année. Il y a bien sûr un phénomène de sympathie avec les actions américaines mais, malgré une baisse de 1 % (S&P 500) à 3 % (Nasdaq) cette semaine, ils affichent encore des hausses de 7 à 12 % depuis le 1er janvier et sont à moins de 5 % de leurs records. L'effritement à Wall Street et ses répercussions en Europe, au Japon ou en Chine sont la conséquence d'un palier passé sur les marchés obligataires.
Le rendement de l'emprunt du Trésor américain à 10 ans est un baromètre. Il y a un an, il se montait à 2,20%. Il a passé cette semaine le niveau de 3,30 %. C'est un vrai cap : de mai 2011 à mai dernier, les 3 % n'avaient pas été atteints et, de début mai à début octobre cette année, on a varié entre 2,80% et 3,10 %.
La hausse des rendements obligataires est évidemment la résultante de la politique de taux directeurs de la Réserve Fédérale. On peut rappeler la séquence : objectif de rendement des fonds fédéraux maintenu à 0,25 % de décembre 2008 à décembre 2015, puis un relèvement de 0,25 % en décembre 2015 et en décembre 2016, suivis par trois en 2017 et encore trois en 2018 pour se situer aujourd'hui à 2,25 %. La Fed a prévenu les marchés financiers de s'attendre à 2,50 % à la fin de l'année. Et la perspective de 3% à la mi-2019 fait consensus.
Jusqu'à la fin de l'été, les taux longs n'ont pas vraiment amplifié et ont maintenu un écart très faible avec les T Bonds à 2 ans. Nous le relevions dans cette même chronique le 18 septembre : la hiérarchie en fonction de la durée était faible, avec un 10 ans rapportant seulement 0,15 % de plus que le 2 ans. En trois semaines, l'écart est passé à 0,30 %.
Évidemment, les marchés anticipent sur les trois relèvements de taux directeurs par la Fed attendus d'ici à l'été prochain. Ils font davantage, le 10 ans présentant un surplus de 0,30% par rapport au niveau anticipé pour le rendement des fonds fédéraux au jour le jour en juin prochain. La hiérarchie se reconstitue puisque le T Bond 30 ans se dirige vers 3,5 %.
Il y a bien un changement de donne par rapport aux constats dressés ici le 19 septembre (Marchés de taux apathiques : quels lendemains ?).
L'évolution du cycle économique n'annonce pas un emballement qu'anticiperaient les marchés de l'argent. Le dopant fiscal va porter la croissance américaine à près de 3% cette année, mais il s'agit d'une croissance temporairement gonflée. La croissance potentielle n'est pas augmentée par la réforme des impôts et le rythme va se réduire en 2019 – sans doute encore pas loin de 2,7 % pour se caler vers 2 % les deux années suivantes. Le cycle est mature et le ralentissement de la croissance paraît engagé et ne devrait pas être inversé par les élections de mi-mandat du mois de novembre.
La transition vers un cycle économique mature est donc en cours et les scénarios les plus probables tablent sur une transition en douceur, le rythme se réduisant vers la croissance potentielle aux États-Unis (1,9 % environ) comme dans les autres zones.
Cet infléchissement naturel de l'économie américaine et pour lequel un ralentissement du commerce mondial aurait sans doute peu d'effet, est sous contrôle de la Fed. Il est assez naturel d'anticiper de ce fait une attitude plutôt neutre de la Réserve Fédérale à partir du deuxième semestre 2019 : encaisser la forte contraction du rythme d'expansion de 3 % à 2 % va imposer une gestion monétaire très pragmatique.
Ainsi, il faut peut-être voir dans cette tension – encore modérée – sur les taux longs américains une prise en compte d'une inflation à venir ou, d'une simple anticipation d'une telle hypothèse.
Jusqu'ici, la politique des banques centrales et celle de la Fed en particulier ont créé de l'inflation. Mais cette inflation n'a concerné que les actifs. Les biens et les salaires ont été tenus par la mondialisation et la concurrence des salaires et des coûts qu'elle entraîne. De façon sans doute un peu paradoxale, les taux d'intérêt maintenus très bas depuis la crise financière de 2007-2008 ont même amplifié la concurrence déflationniste des biens en abaissant le coût des investissements en capacités.
On a pu mesurer les effets de cette baisse générale des coûts (et de pression sur les salaires) à l'impact limité de la hausse des cours du pétrole sur la dérive des prix. Le retour du baril de brent au-delà de 85 dollars a été en grande partie amorti par des gains de productivité.
La question de l'inflation des biens est finalement celle des salaires. Il y avait eu une petite réaction au premier trimestre à la publication de statistiques finalement sans lendemain. Les marchés de taux – y compris les marchés d'anticipation dits forward et à terme – avaient ignoré jusqu'ici les conséquences possibles du plein emploi sur les salaires. Ils semblent qu'ils aient évolué sur ce point.
La revanche de la courbe de Phillips*, c'est à dire le retour d'une corrélation entre l'emploi et les salaires n'est plus une impossibilité. On a compris que le rééquilibrage du commerce extérieur entamé par M. Trump, et qui sera suivi quelque puissent être les changements électoraux, vise à rapatrier la valeur ajoutée, donc des salaires. Il va soutenir un mouvement naturel : la déflation mondiale importée trouverait alors des limites.
Une progression – qui ne serait pas énorme – des salaires pourrait ainsi intervenir à un moment ou les dettes sont dans des niveaux record et où des liquidités vont être reprises. Le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail se déplaçant au profit du second avec une croissance économique revue à la baisse, égale ou inférieure au potentiel. C'est une hypothèse crédible. Et un risque qui peut coiffer encore les Bourses malgré une croissance mondiale qui, pour le moment, reste solide.
* L'économiste néo-zélandais Phillips a démontré à la fin des années 1950 au sein de la London School of Economics une corrélation inverse entre le taux de chômage et l'inflation