Parmi les grands sujets d'analyse des marchés financiers depuis la fin de l'automne émergeaient la distorsion des évolutions entre grandes zones et, aussi entre actions et obligations d'une part, le pic de croissance passé ou en vue de l'autre suivant la formule reprise avec bonheur par Janet Yellen la patronne de la Réserve américaine jusqu'en janvier dernier, « les cycles économiques ne meurent pas de vieillesse ». Malgré le caractère atypique de la croissance américaine tant pour son rythme (modéré) que pour sa durée (plutôt hors normes), les marchés financiers traduisent un changement de période ou, du moins son arrivée en vue.
En un an, on est passé d'une économie mondiale relativement synchrone dans sa croissance, à une réelle divergence à la fois pour les fondamentaux macroéconomiques et pour les marchés. La corrélation entre les bénéfices des sociétés cotées et l'évolution des cours de Bourse est restée assez correcte cette année, en particulier dans les grandes zones occidentales : États-Unis, Japon et Europe. La fameuse décote du vieux continent par rapport à Wall Street s'est maintenue. L'écart de croissance – et donc de profits des entreprises – des deux côtés de l'Atlantique n'a pas nécessité de réduction de cet écart.
Le cas des émergents est moins net, mais l'inflexion de la croissance mondiale et l'impact de l'évolution des taux directeurs américains sur les devises expliquent bien la sous-performance de leurs Bourses avec les actions américaines.
La divergence ne s'arrête pas à l'économie et aux grands indices boursiers. Aux États-Unis même, la prime des taux obligataires par rapport aux dividendes s'est creusée et, derrière la belle performance de Wall Street les flux d'investissement se sont diversifiés, au profit des produits de taux. En Europe, les fonds actions sont même en désinvestissement. Cela posé, la formidable progression de la cote américaine, si elle reflète la dynamique économique prolongée par le plan fiscal de M. Trump, a entraîné une nette montée des risques. Sur les deux dernières années, la moitié de la hausse de l'indice directeur S&P 500 a été faite par dix valeurs.
Ainsi la performance a été acquise avec une concentration très forte sur des grandes sociétés relevant pratiquement toutes des secteurs liés à la révolution numérique. La montée en puissance de la gestion indicielle a renforcé ce risque, avec un effet cumulatif de concentration sur les fameux Gafam ou Fang (pour Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, et autres Netflix ou NVIDIA).
Ainsi, au début du mois de novembre, le poids de ces dix valeurs, qui ont fait plus de 50 % de la hausse de l'indice cette année (après davantage au bilan 2017), dépassait 18 % du S&P 500. Cette concentration réplique celle des bulles précédentes et, en particulier celle de 2000.
L'emballement des actions américaines dans les deux dernières années, donc depuis l'élection de Donald Trump, ne reflète ainsi pas seulement la réforme fiscale qui pousse le cycle et améliore les marges de façon quasi-mécanique. Il a été opéré sur un panier très limité, ce qui fait prendre un risque de valorisation finalement à la cote toute entière. Le phénomène de boule de neige, qui a poussé la hausse pendant deux ans avec les flux vers les ETF de la gestion passive, peut jouer en sens inverse sur toutes révisions de taux de croissance ou des rentabilités.
On y est et chacune de ses vedettes a des raisons de faire l'objet de (grosses) prises de bénéfices. Apple ne peut plus monter à la fois ses marges et ses ventes ; Amazon doit revoir ses plans d'affaires comme l'ensemble de la distribution américaine ; le modèle publicitaire de Facebook est enrayé, NVIDIA prend le choc d'une certaine crise de la blockchain et des cryptomonnaies, s'y ajoutent les intentions de taxation plus forte un peu partout, comme l'Europe l'envisage.
La montée des risques liée à cette concentration excessive ne fait qu'amplifier sur les marchés financiers la prise en compte d'une inflexion : le pic du cycle économique est passé, pour le Monde, mais aussi pour les États-Unis (et la Chine) ; le pic des marges est également passé. La hausse des coûts – en particulier salariaux – et la moindre capacité à passer des hausses de tarifs – par exemple dans l'inflation passée des prix des iPhone – vont imposer un certain retour à la réalité qui se traduira par plus de convergence des multiples d'évaluation. Donc une forte baisse de ceux des Gafam.
La question, derrière la tendance médiocre de l'ensemble des Bourses, est l'ampleur des conséquences d'une rentrée dans le rang partielle des géants du net. On dit souvent qu'une correction du Nasdaq est l'annonce d'une tendance générale des actions américaines et, finalement en conséquence de celles dans le monde. En baisse de 15 % en deux mois, le Nasdaq Composite n'annonce pas une stabilisation ou un rebond qui serait autre chose que technique. Le niveau de 7.000 points est ainsi à surveiller, comme, peut-être plus encore celui des vedettes des deux dernières années qui, tout en conservant leurs potentiels de croissance et de bénéfices, ont connu des évolutions de valorisation prolongeant sans doute excessivement les taux de variation.
La croissance mondiale ne fait que s'infléchir, les marges des sociétés cotés aussi. Le cycle ne meure pas de vieillesse, mais pour le moins il évolue vers la modération. En tout état de cause le risque boursier concentré entraîne une volatilité dans laquelle les gérants d'actifs vont en majorité privilégier la prudence.