Le Trump de la semaine, ça a été sa nouvelle attaque sur Huawei. Pourra-t-on parler de tournant de la guerre commerciale menée avec la Chine comme le rapprochement homonymique avec Hawaï ne peut empêcher de rappeler Pearl Harbour ? Au-delà de formule, il s'agit réellement d'une étape qui marque et marquera sans doute. Le différent s'étend et quitte les questions purement douanières et de taxations pour gagner des domaines a priori plus stratégiques.
Le président des États-Unis a signé le 15 mai un décret interdisant aux entreprises américaines d'utiliser du matériel de télécommunication fabriqué par « des entreprises présentant un risque pour la sécurité nationale ». En l'espèce, la société Huawei est visée spécifiquement, ce qui prolonge son exclusion, en août dernier, de l'utilisation de ses matériels (ainsi que de ceux d'un autre groupe chinois, ZTE) par les agences fédérales américaines. La liste pourra être élargie à un ensemble d'acteurs des services numériques et, particulièrement, dès lors que la sécurité (lire l'espionnage) est en cause.
L'interdiction faite aux groupes américains de poursuivre leurs achats chez Huawei se double d'une complexité pour le chinois de se fournir en sens inverse. Placées sur la liste noire du Département du Trésor, toutes les entités du groupe devront obtenir une licence spécifique pour avoir le droit d'acheter des pièces et composants électroniques commercialisés par des compagnies américaines. La période de grâce de trois mois accordée par l'administration américaine dans la foulée de la décision présidentielle permet de croire à une issue négociée, mais pas à un renoncement politique.
Huawei n'est pas qu'un symbole, celui de l'avance qui est celle de l'industrie informatique chinoise dans un certain nombre de domaines. Le groupe n'est pas particulièrement transparent. Outre la réserve sur les données habituelles aux sociétés chinoises, il bénéficie du statut particulier de société « sans actionnaires » se disant détenue par ses salariés, ce qui ne donne sans doute pas une idée précise de la gouvernance, partagée semble-t-il entre le fondateur Ren Zhengfei et sa famille, d’une part, et des instances gouvernementales, de l'autre.
Les comptes qu'il publie montrent sa taille et sa puissance. L'année dernière, le groupe a annoncé un chiffre d'affaires supérieur à 100 milliards de dollars, en progression de 20 % et un bénéfice de 9 milliards de dollars. Les activités se partagent entre les fournitures aux opérateurs pour 55 % et les ventes grand public pour 45%. Sur le premier marché, Huawei est le leader mondial devant Nokia et Ericsson. Sur le second, il est par exemple le numéro deux (derrière Samsung, mais devant Apple) des smartphones.
Ces chiffres ou ces positions donnent une idée de la place d'acteur mondial du groupe de Shenzhen. Son chiffre d'affaires est réalisé pour plus de 80 % en dehors de Chine.
Ce n'est pas la première fois que Huawei, entité très proche du pouvoir du parti communiste chinois dont son fondateur est évidemment membre, fondée il y a 30 ans, se trouve accusé de violation de propriété intellectuelle ou d'espionnage. Ainsi, en 2003, il a été contraint à un accord avec Cisco après avoir été convaincu d'utilisation frauduleuse de produits sous licence. Le groupe investi massivement en R&D mais les soupçons de pillage restent très présents. De même, des accusations d'utilisation des équipements fournis pour collecter des données ont été reconnues assez régulièrement depuis 15 ans : même si le reproche peut être fait aux géants américains des Gafam, l'espionnage a été constaté. En conséquence, des sanctions ont été prises en amont de celles de M. Trump : outre les États-Unis, les marchés des équipements télécoms britanniques, australiens et japonais sont interdits à Huawei. Le Canada a pris des mesures plus larges qui ne sont pas concentrées sur le champion chinois.
Ces lock-out, mais aussi des procès en cours, en particulier aux États-Unis, sont qualifiés du côté chinois de mesures protectionnistes. La différence de traitement par rapport à Apple par exemple est, il est vrai, assez patente. Quoi qu'il en soit, les mesures annoncées la semaine dernière, venant après l'arrestation au Canada en décembre dernier de la directrice financière (la fille du fondateur), montrent que la guerre commerciale a changé de terrain.
La protection des secteurs stratégiques relève de la souveraineté des États. En Amérique, elle est particulièrement règlementée. On comprend que la révolution des technologies de l'information a élargi le champ traditionnel de l'approvisionnement en énergie, en nourriture ou pour l'armement.
En février, la qualification stratégique « pour la sécurité nationale » de l'industrie automobile avait pu être considérée comme un exploit d'arguties. En cherchant à limiter « les importations d'automobiles et de pièces détachées », les États-Unis veulent éviter que les innovations qui feront l'industrie de demain autour des véhicules connectés, autonomes ou autres, soient financées par les grosses marges à l'export des constructeurs allemands.
Evidemment, les enjeux du numérique ne sont pas discutables. La cybersécurité, l'espionnage, la puissance des géants mondiaux dans bien des domaines sont le nouveau terrain de la guerre commerciale. Les taxations sont des freins au commerce, mais se gèrent dans le temps pour peu qu'elles soient stables. La pression déflationniste de la mondialisation n'est qu'érodée et les gains de productivité, encore spectaculaires aux États-Unis, amortissent sérieusement les effets. Pour rester dans le domaine de la guerre commerciale « classique » le change ne semble pas une arme beaucoup plus dangereuse pour les américains, pas plus que l'encours de dette publique détenue par les chinois.
Cette semaine, des organes de presse aussi influents que The Economist, The Guardian, le New York Times, le Washington Post, le Times de Londres, CNBC ou même Al Jazeera ont titré sur la Nouvelle guerre froide (New cold war). Ce n'est pas un hasard. Le changement de terrain de la guerre commerciale annonce une donne vraiment nouvelle.