Les statistiques se suivent et se répètent. Il n'y a pas d'inflation qui se manifeste, et, encore moins, qui se développe. Cette disparition est assez inattendue et s'installe durablement. Le sentiment reste à confirmer. Ses conclusions restent à dresser.
Les statistiques américaines font apparaître des surprises sur le front de la dérive des prix. Ces surprises sont systématiquement à la baisse. Les données d'avril pour l'indicateur des dépenses de consommation aux États-Unis montrent une évolution de 1,5 % en rythme annuel qui cache un repli si on exclue l'énergie – en hausse avec le baril sur la période – et l'alimentation. La contraction de l'inflation est une tendance plutôt lourde qui se confirmera avec les données de mai.
En zone euro, le glissement des prix – 1,7 % en avril en publié, mais 1,3 % hors énergie et alimentation – apparaît étonnamment bas eu égard à une croissance en rebond après le trou d'air de l'hiver. Que dire du Japon (+0,9% et +0,6 % hors énergie et alimentation) et de la Chine – malgré 2,5 % affichés en avril ?
Les banques centrales commentent volontiers cette grande modération, qui est aussi pour elles un constat d'échec de leurs politiques, en la qualifiant de « transitoire ». C'est de façon assez symbolique le cas de Jerome Powell, le patron de la Fed, qui a ainsi commenté le phénomène, repris par une majorité de son comité de politique monétaire. Tout en modérant le propos en « probablement transitoire » il justifie ainsi un maintien d'une stratégie qui n'est pas franchement favorable à plus de croissance.
Même son de cloche à la Banque Centrale Européenne, dont le président affirme que son objectif d'inflation hors éléments conjoncturels de 2 % est « davantage retardé que remis en cause ». Du côté de la Banque du Japon, l'accrochage à ces fameux 2 % reste dans le viseur, mais, pour l'exercice qui a débuté le 1er avril, elle reconnaît que, hors effets de la hausse de TVA prévue à l'automne prochain, les 1 % apparaissent comme un maximum.
Ainsi, l'efficacité des mesures monétaires est remise en cause. On constate que quand les grands argentiers parlent et annoncent des stratégies inflationnistes, les anticipations des marchés financiers (les swaps d'inflation) ne réagissent pas. Quand ils agissent, on ne relève pas plus de conséquences : l'anticipation d'inflation américaine pour 5 ans attendue dans 5 ans à 2,1 %, s'approche de ses plus bas de la décennie. Les stratégies des banques centrales ne sont vraiment pas prises au sérieux : on était à 2,5 % il y a six mois.
Le constat est que les masses monétaires en croissance nettement supérieure à la croissance potentielle ne créent pas d'inflation. Les marges de manoeuvre effectivement à la disposition des entreprises ne sont plus dirigées en totalité par les variations de masse monétaire. Que ce soit dû à la financiarisation des économies ou à d'autres facteurs, une expansion de la monnaie de 4,5 % en zone euro par exemple ne permet pas d'anticiper beaucoup plus de 1,2 % d'inflation.
Le marché de l'emploi est un autre facteur qui joue en principe sur l'inflation. La fameuse courbe de Phillips qui lie l'inflation et le chômage de façon inversée a bien fonctionné depuis sa publication à la fin des années 1950… jusqu'au cycle actuel.
Si les salaires reculent encore au Japon, pays sans chômage, ils progressent avec le plein emploi américain, ils progressent en Europe (et même en France malgré un chômage encore élevé). Il n'y a pas vraiment de transmission des hausses de salaires dans les biens. Le paradoxe est évident quand on constate des marchés financiers dans des niveaux très élevés, qui anticipent des progressions de bénéfices et, au minimum leur maintien alors que hausse des coûts et maintien des tarifs devrait signifier marges en baisse.
Les entreprises absorbent ces majorations de leurs coûts, comme elles ont amorti en 2018 la hausse du pétrole.
La mondialisation pèse encore sur les salaires, mais d’une façon qui s'atténue. Surtout, elle contraint toujours les coûts. Mais, pour le moment, sa conséquence première est de construire un environnement de gains de productivité obligatoires. Basés sur les gestions numériques – on a souvent parlé d'effet SAP – ces gains de productivité ne semblent pas avoir trouvé leurs limites. L'excès de liquidité et les taux d'intérêt bas, sinon nuls ou négatifs, entretiennent cette spirale bénéficiaire.
Les agents économiques, comme les marchés financiers, s'habituent à un monde durablement sans inflation, à des taux d'intérêt bas, des masses monétaires en hausse. Il semble taillé pour créer de la richesse. On a un peu le vertige face à un environnement qui paraît aussi idéal, basé sur une croissance mondiale qui se modère et – pour cela sans doute – a gagné en stabilité.
Attention toutefois à deux vrais déséquilibres. En premier lieu, l'inflation continue des actifs, qui accompagnent ce monde plutôt nouveau. Elle pose la question des disparités de revenu et de patrimoine qui portent potentiellement des fractures qui peuvent déboucher sur des remises en causes brutales. En second lieu, la redistribution géostratégique des forces économiques, qui ne trouvera un équilibre qu'au prix de compromis difficiles à trouver, comme la guerre commerciale entre les deux plus grands pays du monde le montre aujourd'hui.