La Réserve Fédérale américaine a bousculé la donne cette semaine. En tout cas, une intervention de son président, Jerome Powell, s'est fortement répercutée sur les marchés financiers. Désormais, la quasi-unanimité des opérateurs anticipe une baisse des taux directeurs de 0,5 % d'ici à la fin de l'année et même un premier mouvement avant la fin de l'été. C'est une vraie rupture : tout au long de l'année dernière, ils attendaient un nouveau relèvement cette année, portant le taux d'intérêt des Fed Funds à 2,75 %. Encore au premier trimestre, les marchés à terme anticipaient une hausse.
Les marchés obligataires ont répercuté. En une semaine, le rendement du T Bond 10 ans est revenu de 2,32 % à 2,12 %. En Europe, la France emprunte à taux négatif jusqu'à l'échéance de 8 ans, et le Bund allemand 10 ans « offre » un rendement de -0,20 %.
Le patron de la Fed a saisi l'occasion de l'ouverture d'une conférence portant sur les enjeux de long terme des politiques monétaires pour faire du vrai court terme. À Chicago mardi, Jerome Powell n'a pas explicitement annoncé une baisse des taux directeurs comme l'avait fait la veille le président de la Fed de Saint Louis. Mais, mettant en avant les risques portés par la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, il a affirmé que la banque centrale agira « de façon appropriée pour soutenir la croissance ».
C'est une véritable volte-face par rapport aux dernières déclarations, en particulier à l'issue des comités de politique monétaire et même si on se réfère aux débats internes (les minutes de l'Open Market Commitee) publiés il y a quinze jours. La croissance économique était alors jugée « solide » malgré une inflexion de l'investissement et de la consommation, et la baisse de l'inflation estimée « probablement transitoire » par plusieurs des membres.
Les grands argentiers se préparent aujourd'hui à réagir à des indicateurs avancés montrant une inflexion de l'activité par rapport à un premier trimestre en nette expansion. La vraie surprise est que cette préparation des marchés financiers à une baisse de taux intervient alors que l'inflexion conjoncturelle n'est pas encore actée dans les chiffres réels. Les marges de manoeuvre limitées de la Fed devraient plutôt l'inciter à rester sur une option patiente. On en est assez loin dans le propos : des mesures « comparables » à celles prises après la crise financière de 2007-2008 sont même évoquées.
Les arguments avancés, pour ce qui n'est encore qu'une direction probable, sont les conséquences du durcissement des négociations commerciales. En premier lieu car il renforce les incertitudes comme l'OCDE l'a encore rappelé cette semaine. Ensuite parce que les études théoriques et certains indicateurs avancés annoncent des effets récessifs de la poursuite des conflits commerciaux et de la hausse de droits de douane.
La théorie économique incite à réviser en baisse la croissance mondiale du fait de la montée des protectionnismes. Cela posé, il y a un peu de marge pour rester dans une fourchette 2,6 % - 3%, ce que l'abaissement des prévisions de la Banque Mondiale a confirmé. Pour ce qui concerne les grandes zones, le ralentissement en Europe (1,2 % cette année, un tout petit peu plus en 2020) est confirmé, le Japon est stabilisé (0,6 % en 2019, 0,4 % en 2020) mais la Chine va se rapprocher du seuil de 6 % considéré comme un minimum par le pouvoir. En revanche, l'économie américaine est toujours attendue en croissance de 2,5 à 2,6 % cette année et pas loin de 2 % l'année prochaine.
Il y a débat, et les économistes de Morgan Stanley ont même annoncé une récession américaine à partir du premier semestre 2020 … à moins de six mois de l'élection présidentielle.
On a un peu le sentiment qu'entre la critique systématique de M. Trump et de ses méthodes, la durée exceptionnelle du cycle de croissance et des enquêtes un peu contradictoires qui montrent surtout un certain flou, les effets négatifs des négociations commerciales sont pour le moment assez surestimés. La hausse annoncée des taxes sur les importations chinoises n'est pas de nature à bouleverser la conjoncture américaine. Son impact sur les coûts à supporter par les entreprises et les consommateurs serait limité à 0,15 %. L'inflexion de la croissance américaine – en particulier en corrigeant un effet stocks très favorable au premier trimestre – semble cadrée. Les études théoriques concernant le commerce international se trouvent ainsi à l'épreuve de l'économie numérique qui écrase les hausses de coûts, provoque des gains continus de productivité et, finalement, augmente la croissance potentielle.
Sans attendre les leçons qu'on pourra en tirer, le revirement de la Fed pose la question de la pertinence de ses propres analyses et, surtout, de son indépendance. En janvier, elle avait changé de pieds - comme la BCE - sous la pression des marchés financiers. Les cours de Bourse et les marchés obligataires anticipaient un très net ralentissement et même une récession. Cette semaine, la pression est venue des marchés obligataires, avec une hiérarchie des taux d'intérêt pouvant annoncer une récession alors que les actions ont entamé une consolidation (-4,5 % en un mois pour le S&P 500 ,-7,5 % pour le Nasdaq).
Obéissant aux injonctions des marchés financiers, la Réserve Fédérale a-t-elle décidé de sacrifier son indépendance et une vision de long terme ? On en a l'impression une fois encore. Ce n'est pas sans danger : si les opérateurs et les investisseurs devaient être certains de leur puissance, ils vont en demander de plus en plus à une banque centrale qui en aura de moins en moins sous le coude. Arriver au bout, imaginer de nouvelles stratégies non conventionnelles pourra bien un jour avoir des limites.
Dans un scénario en apparence idéal de croissance sans inflation et de financement bon marché et sans limite, la certitude monétaire entretiendrait finalement l'incertitude économique.