L'inversion de la courbe des taux aux États-Unis peut être un indicateur avancé de récession. Les circonstances ne sont jamais les mêmes et, au-delà des effets directs des politiques monétaires, les conjonctures économiques, leurs dynamismes et leurs équilibres limitent ou amplifient les effets de cette hiérarchie inversée des rendements. Dans l'analyse, il ne faut pas mésestimer la structure de la contribution à la croissance, prise aujourd'hui dans une dichotomie patente.
La hiérarchie des taux d'intérêt des emprunts d'État américains – la fameuse courbe des taux - est plate ou inversée depuis maintenant près de 9 mois. On ne peut pourtant pas parler d'une tendance qui s'est confirmée. Au cours de la première phase qui s'est terminée avec la volte-face de janvier de la Réserve Fédérale, les investisseurs anticipaient des relèvements des taux directeurs. Ce qui s'était traduit par un aplatissement de la courbe : la remontée des rendements pour les échéances de deux à cinq ans, et même jusqu'à 10 ans n'avait pas été répercutée pour le plus long terme. L’attente d'une action rapide de la banque centrale pour éviter les risques d'une croissance plus forte que les taux à 10 ans le reflétait et expliquait alors l'aplatissement voire une très légère inversion de la hiérarchie.
Changement de ton depuis la fin janvier : le risque n'est plus un emballement de la croissance nominale américaine, mais une nette inflexion de l'expansion. La guerre commerciale est passée par là et les rendements des T-Bonds 10 ans se sont réduits. Il y a un mois, ils sont passés au-deçà de ceux des fonds fédéraux. Cette anticipation de croissance qui faiblit a gagné l'ensemble des échéances puisque l'emprunt à 30 ans dégage un rendement de 2,60%, à peine supérieur à celui des Fed Funds.
L'inversion de la courbe – des rendements plus élevés à court terme qu'à long terme – est le signe que les investisseurs attendent une baisse du cycle et même parfois une récession. C'est loin d'être automatique ou systématiquement vérifié. En revanche, quand une récession s'est développée, une inversion de la courbe a toujours été observée 12 à 18 mois auparavant.
Condition nécessaire, mais pas suffisante, le phénomène de marché traduit simplement une anticipation sur les marchés obligataires à long terme alors que le court terme est orienté par la banque centrale.
La Réserve Fédérale américaine a déjà infléchi par deux fois son discours depuis le début de l'année. Désormais, une baisse du taux directeur de 1 % d'ici à la fin 2020 est dans les cours des marchés à terme et il est très peu probable que la banque centrale ne suive pas une stratégie qui lui a été en grande partie imposée, mais qu'elle a validé dans les propos. Un retour à 1,50 % ne ferait cependant que reconstituer une hiérarchie, pour peu que les anticipations de croissance ne se dégradent pas fortement.
L'inquiétude vis-à-vis de l'évolution du cycle de conjoncture ne se limite pas à la photographie de la courbe des taux. Après une croissance supérieure aux attentes dans les grandes zones économiques au premier trimestre, les enquêtes de climat des affaires ou de sentiment économique et les indicateurs avancés des directeurs d'achat montrent une sensible inflexion depuis le début du printemps. Parti de la zone euro, cet affaiblissement a gagné l'ensemble des grandes économies et celles de la plupart des pays émergents.
Les grandes institutions internationales comme les cabinets spécialisés ont répercuté en révisant à la baisse leurs estimations pour cette année et pour 2020. La croissance mondiale, qui s'était montée à 3,6 % l'année dernière, est attendue dans une fourchette 3 % - 3,3 % pour les deux exercices.
Au-delà d'une tendance qui se détériore, c'est la formation de cette croissance qui interroge. Les données réelles d'activité depuis le début de l'année, mais aussi les indicateurs avancés sont au mieux médiocres dans le secteur manufacturier alors que la composante service reste dynamique. Bien sûr, les activités de service sont moins dépendantes des échanges internationaux que ne l'est le commerce de biens manufacturiers. Créateurs d'emploi, les services concourent à un maintien de la consommation. Pour autant, il ne faut pas imaginer que les deux composantes de la croissance sont cloisonnés et peuvent durablement obéir à des cycles contraires.
Cinq points d'écart en zone euro entre les enquêtes PMI (directeurs d'achat) manufacturier et services, pour une moyenne de 51,8 tirée par un score de 52,9 dans les services n'est pas durablement tenable. Le niveau de 50 détermine le seuil entre la croissance, la récession et le secteur manufacturier est dans le rouge. Dans une Amérique en croissance, l'indice ISM affiche en mai 56,9 pour les services pour 52,1 dans le manufacturier.
Pour le moment, dans toutes les grandes zones, le cycle est maintenu par cette évolution divergente. La durabilité est en question : les deux contributeurs vont forcément converger. Ils sont interdépendants : les économistes de CPR AM estiment qu'un tiers des exportations manufacturières est imputable au secteur de services, qui est directement ou indirectement à l'origine de plus de la moitié des exportations mondiales.
On en revient au comportement des marchés de taux et à cette fameuse courbe inversée. Les investisseurs doivent se projeter sur le niveau d'équilibre qui sera trouvé entre services et manufacturier, le seuil des 50 pour les indicateurs avancés composés étant le test redouté.
L'infléchissement de la croissance est peu discuté avec une érosion du manufacturier aux États-Unis, en Chine, en zone euro (la France faisant exception profitant de la relance budgétaire) et au Japon. La récession n'est pas dans les scénarios et on a vu que l'inversion de la courbe des taux est souvent un faux départ pour annoncer une baisse des PIB. La baisse des taux obligataires ne traduit pas seulement l'anticipation d'activité moins bonne : l'inflation est aussi dans les cours. Sur ce point, le mix de croissance services/manufacturier entretient toujours les pressions sur les prix et éloigne encore les perspectives inflationnistes.