La mission de former un gouvernement donné par Elizabeth II à Boris Johnson sonne la fin des mandats de Theresa May, marqués par l'impasse de la mise en oeuvre de la sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne. Trois ans de pouvoir ne peuvent évidemment pas se limiter à ce sujet, qui a pourtant cadré l'essentiel de son action. L'arrivé de M. Johnson est la fin d'une ère. Peut-elle être le début d'une nouvelle ?
Le référendum du 23 juin 2016 avait été annoncé comme une rupture par les partisans du Brexit comme par ceux du Remain. Les scénarios apocalyptiques propres à une campagne électorale, qui annonçaient une crise économique et financière immédiate, ont été démentis par les faits.
Avec le recul, on ne peut que relativiser. Le choc politique était réel. Sur la devise, le reflux a été important. Depuis la fin du 1er trimestre 2016, la livre sterling a perdu 11,2 % face à l'euro. Mais cette baisse a été encaissée pour l'essentiel dans les 4 mois ayant suivi le scrutin et, depuis le début de l'automne 2016, la devise s'est stabilisée dans une fourchette 1,10 - 1,14 €. C'est donc un changement de parités, mais pas une exception sur les changes. Un exemple : entre la fin 2016 et février 2018, l'euro avait perdu 16 % par rapport au dollar. À la City, les actions britanniques n'ont pas eu une évolution très différente de celle des Bourses continentales. En prenant la référence du FTSE All Shares, la progression depuis
mai 2016 s'établit à 19 % ; celle de l'Euro Stoxx se monte à 15 % et celle du CAC 40 à 24 %.
Sur le front des taux d'intérêt, le constat est le même. L'épée de Damocles du Brexit et les rebondissements en cascade du feuilleton n'ont pas entamé la confiance. Les obligations d'État n'ont pas été affectées par un écart de méfiance avec l'Allemagne ou la France différent de celui du passé : le rendement du Gilt 10 ans a été divisé par deux depuis le printemps 2016 pour passer sensiblement au-dessous de 0,7 %.
La Banque d'Angleterre a suivi la politique des autres grandes banques centrales. Dans la foulée du referendum, elle avait poursuivi la baisse de ses taux initiée en 2007 pour les ramener à 0,25 % le 4 août 2016. Deux relèvements de 0,25 %, en novembre 2017 et en août 2018, suivaient l'orientation d'alors de la Réserve Fédérale américaine. Ils donnaient des marges de manoeuvre et préparaient ainsi un Brexit effectif, en profitant de la croissance plus forte que prévu et dépassant même le potentiel estimé par l'institut d'émission du sterling.
La dévaluation (compétitive de fait) et les stimuli monétaires ont en tout cas permis à l'économie britannique d'afficher des performances satisfaisantes. Une croissance de 1,8 % en 2016 et 2017 et de 1,4 % l'année dernière ne se compare pas si mal avec l''Allemagne (2,2 % en 2016 et 2017, 1,4 % en 2018) ou avec la zone euro dans sa globalité (série 1,9 % - 2,4 % - 1,9 %). Au premier trimestre cette année encore, la croissance du Royaume s'est établie à 0,5 % par rapport au trimestre précédent, dépassant la moyenne de la zone euro (0,3 %) et même de la France (0,4 %). De ces données, finalement en concordance avec celles des économies européennes performantes, il ne faut évidemment pas conclure que la sortie de l'Union ne sera pas pénalisante pour le Royaume-Uni, comme pour ses partenaires européens.
Dans un premier temps l'économie britannique a en quelque sort encaissé les bénéfices du Brexit (dévaluation compétitive) sans en subir les inconvénients, en premier lieu le frein aux échanges commerciaux. Au gré du feuilleton des négociations et votes divers, les agents économiques se sont habitués et, finalement, ont fait comme si les choses allaient rester en l'état. Ils ont été aidés pour cela par la solidité financière de la devise (après sa dévaluation) et, surtout, des marchés obligataires.
Le regain du 1er trimestre s'analyse différemment : l'approche de l'échéance a incité à un stockage général. La probabilité du « no deal » montant, on en est arrivé au rythme annuel de 1,8 % avec un soutien très temporaire sinon en partie artificiel. Le retournement amorcé en mars et confirmé en avril (deux mois de recul de 0,4 % pour le PIB) a orienté l'évolution au deuxième trimestre par rapport au premier un peu au-dessous de l'équilibre (-0,1 % à -0,2 %). Le tournant est bien réel. Il ne concerne pas l'économie insulaire seule, mais touche l'ensemble du Continent, même si vu de la France, le cycle est sensiblement décalé. Les indicateurs avancés sont désormais négatifs : les intentions d'achat dans les secteurs secondaires et tertiaires sont au plus bas depuis la crise de 2008. Les données disponibles conduisent, sauf élément nouveau, à anticiper une croissance cette année et l'année prochaine dans une fourchette 1,2 -1,4 %.
Cet élément nouveau, il ne peut être que politique. Boris Johnson peut-il être celui qui sortira – dans le bon sens - l'économie de l'attentisme ? On ne peut que reconnaître que le cycle mondial n'est pas porteur, comme en témoigne la légère révision de la croissance mondiale par le FMI cette semaine (les États-Unis restant une exception notable).
L'engagement pris par le nouveau Premier ministre d'une sortie à n'importe quel prix – conditions renégociées avec l'UE ou Brexit sans accord – à la date butoir actuelle du 30 octobre se heurte à des réalités politiques. Malgré un probable vote de confiance initial de la Chambre des Communes, le Premier ministre ne pourra pas compter sur une majorité prête à plonger dans l'inconnue du « no deal » alors que, d'un autre coté son refus a priori d'accepter un accord avec l'Union Européenne donnant un statut particulier à l'Irlande du Nord ne semble laisser guère de chance à la négociation avec Bruxelles et les 27 pays restant dans l'UE.
Cependant, après le si long feuilleton précédent, le Premier ministre a la main pour avancer et trouver une voie qui puisse aboutir. On a souvent comparé – pour le brocarder – M. Johnson à Donald Trump. On a pu voir que le Président américain se montrait un négociateur plutôt habile et ne refusant pas les compromis. Le Premier ministre anglais se trouve devant un choix : tenter de faire passer en force un Brexit dur sans accord ou trouver un modus vivendi avec l'Union Européenne pour une sortie progressive en s'appuyant sur les plus modérés des parlementaires favorables à la sortie et sur le pragmatisme des continentaux derrière une Allemagne cherchant avant tout à éviter le « no deal ».
S'il choisissait de passer en force, il semble peu probable qu'il puisse obtenir le soutien du Parlement et on s'orienterait vers un nouveau scrutin : élections anticipées ou nouveau référendum à l'issue très incertaine. Plutôt que ce risque et celui d'incertitudes très pénalisantes pour la Grande Bretagne et l'Irlande du Nord, il pourrait chercher une voie négociée, au moins une voie d'attente.
Derrière ses propos brutaux Boris Johnson peut se révéler un réaliste comme il l'a été pendant les 8 ans de son mandat à la mairie de Londres pour laquelle il a battu par deux fois à l'élection le fameux Ken Livingstone. La conjoncture est à la fois un avertissement (des dangers de décrochage) et un soutien (inflation faible, marchés de l'argent très solides). Même si la voie est étroite, il a pour lui la fraicheur du nouveau responsable face à des interlocuteurs dans son Parlement et sur le Continent qui ne peuvent que chercher à éviter le pire.
Derrière ce nouvel épisode, derrière aussi le bilan des trois années écoulées, la certitude s'est installée, dans les salles de marché, mais aussi dans les esprits des agents économiques britanniques et des pays partenaires, que le Brexit ne sera finalement pas une rupture, mais un processus long finissant sur une stabilisation des choses. Le manque de visibilité qui s'est installé apparaît finalement très supportable. M. Johnson peut-il prendre le risque de brusquer les choses ?