Les banquiers centraux subissent la pression des faits et, dans des pays comme les États-Unis, la Chine ou le Japon, plus de celle des hommes politiques de façon plus ou moins directe. Sur le plan des politiques monétaires, les grands argentiers estiment avoir fait le job depuis 2008 pour tenir la croissance et entretenir un cycle positif. Ils réclament le relais budgétaire et des déficits finançant une nouvelle phase. Derrière la réticence des pouvoirs – en tout cas de certains –, derrière aussi le besoin affirmé de ce relais pour limiter les mesures monétaires nouvelles allant vers plus encore de « non conventionnel », il y a un non-dit. C'est la peur de l'inflation et même de l'hyperinflation qui coiffe certaines des initiatives.
L'environnement de taux d'intérêt très faibles, et négatifs avec des encours très élevés pour des émissions souveraines ou de grands groupes – on les estime à plus de 16 milliards de dollars –, entraîne chez les investisseurs un sentiment général d'inflation inexistante. Et même très durablement inexistante. Ainsi, le regain de dérive des prix observé depuis trois mois aux États-Unis est passé presque inaperçu et a, de fait, été ignoré sur les marchés à terme. Il y a pourtant une réalité. La montée de l'inflation sous-jacente a été assez progressive depuis mai. On a été en août sur un rythme annuel de 2,3 %. Les biens et les services poussent cette dérive générale des prix qui, finalement, cadre plutôt bien avec les objectifs de la Réserve Fédérale.
Le plein emploi et les hausses – même modérées – de rémunération jouent. La durée d'un cycle de croissance record commencé en 2010 a fini par produire des effets. Ce n'est pourtant pas le début d’un changement de donne. L'estimation globale d'inflation américaine pour l'ensemble de l'année reste sensiblement inférieure à 2 % (1,8 % pour le consensus) et à peine supérieure à ces 2 % pour 2020.
L'Europe continentale est sur une tendance similaire en apparence, sur un rythme atténué. Les effets de base des fortes variations du pétrole expliquent le maintien autour de 1,3 % cette année pour l'ensemble de la zone euro. Mais, jouant en sens inverse, l'évolution des prix de l'énergie pourra porter le rythme annuel sur un mois à pas loin de 2 % au premier trimestre 2020. Avec toutefois un rappel vers les 1 % ensuite. La croissance très faible en Allemagne limite les possibilités de passer des hausses de prix, ce qui n'est pas forcément le cas en France. Mais, globalement, il est difficile d'attendre une dérive des prix de plus de 1,5 % l'année prochaine pour la zone euro.
Au constat, les politiques très soutenues menées par les grandes banques centrales n'ont pas produit les effets inflationnistes qu'elles pouvaient en attendre. Presque insensible à l'amélioration généralisée du marché de l'emploi, l'absence d'inflation justifie finalement des taux d'intérêt proches de zéro et même au-dessous. En abaissant aux États-Unis le niveau de chômage qui peut être défini comme celui de plein emploi, le taux réel court terme d'équilibre a été réduit peu à peu.
Les injections monétaires et le niveau toujours record des bilans des grandes banques centrales n'ont pas joué sur la dérive des prix, mais, bien sûr, sur la valorisation des actifs. Les fondamentaux de ce monde sans inflation depuis 10 ans sont bien connus : la nouvelle phase de mondialisation et l'accélération de la numérisation des économies fait jouer sans cesse la concurrence pour les biens et les services délocalisables et, donc, sur les salaires.
Les théories monétaires se trouvent ainsi prises à revers par la mutation de l’économie et du commerce mondial. On devra tirer des leçons du choix américain de taxation des importations : elle n'est pas le fait d'un homme seul (même si sa communication la met particulièrement en évidence). Les responsables américains de tous bords ne semblent pas craindre les conséquences des taxes projetées. Un effet direct de 0,2 à 0,3 % de hausse des prix n'est même pas perçu comme un risque sérieux.
Ce qui est en cause, ce n'est pas l'inflation, c'est l'inflexion de la croissance mondiale et les risques qu'un passage sensiblement au-dessous de 3 % ferait courir à bien des pays émergents, mais aussi aux pays exportateurs d'Europe comme l'Allemagne. La France, comme le Japon, sont protégés par leur consommateurs, mais ont des économies très dépendantes de leurs grands voisins, l'Allemagne chez nous, la Chine (dans d'autres proportions) dans l'Archipel.
La guerre commerciale se développe à une période de fragilité du cycle. M. Trump demande à la Réserve Fédérale de soutenir l'économie en amplifiant son effort budgétaire. Même si la Fed a reconstitué des marges de manoeuvre, cela paraît excessif car, précisément les déficits publics ont produit leurs effets et le rythme conjoncturel est toujours satisfaisant : 2,3 % de croissance américaine cette année et 1,8 % à 2 % l'année prochaine.
Ce qui est sous-entendu dans la médiatisation présidentielle du soutien à l'économie, c'est en tout cas le maintien d'une trajectoire budgétaire de déficit. Une stabilisation proche de 5 % du produit intérieur brut est dans les anticipations.
Le Japon et le Royaume-Uni ne semblent pas avoir de réticences à suivre cette voie. Restent la Chine – dont le déficit budgétaire est sans doute un peu inférieur à 3 % du PIB – et, bien sûr, les pays de la zone euro tenus par le pacte monétaire de Maastricht. Le déficit cumulé de 0,6 % du produit intérieur brut en 2018 cachait la disparité, avec en évidence, les excédents allemand et le déficit français.
Si la zone euro s'accroche à Maastricht et à des politiques budgétaires visant des excédents ainsi qu'au dogme des 3 % du PIB de déficit maximal par pays, la croissance très faible risque d'être le scénario le plus idéal qui soit envisageable. Mais entrer dans le jeu budgétaire mondial de déficits financés directement ou indirectement par les Banques Centrales, aussi indispensable qu'il soit, sera-t-il possible ?
Politiquement, il faudra une vraie mutation de pouvoir en Allemagne pour y arriver. C'est sans doute possible si la conjoncture reste aussi déprimée outre-Rhin et que les débouchés des exportations ne se reprennent pas vivement.
Économiquement, cela reste à démontrer. Le court terme l'exige et les banques centrales ont fait le nécessaire pour que la conjoncture de taux d'intérêt permette un financement sans problème. Mais des déficits généralisés ne créeront-ils pas les conditions d'une hyperinflation ? Cela paraît douteux aujourd'hui, à un stade de la mondialisation et de la numérisation des économies qui est loin d'être ultime. Les liquidités placées par la Fed et les autres grandes banques centrales n'ont pas créé de fuite de la monnaie autre que la recherche absolue de sécurité des actifs. Rien ne prouve qu'aller plus loin avec des déficits – pour peur qu'ils distribuent du pouvoir d'achat et investissent en structures – soit rapidement plus dangereux.