Les records sont faits pour être battus. Il en est un qui tombe chaque semaine, presque chaque jour : le stock de dettes dans le monde qui dégagent un rendement négatif. Il y a évidemment l'aspect contre-intuitif, le paradoxe. On s'habitue à tout cependant et, le plus souvent, les agents économiques agissent comme si les données du moment devaient durer.
Les premiers agents économiques à la manoeuvre dans la situation de taux d'intérêt sont publics, parapublics ou supranationaux. Le traitement de la crise de la dette – en particulier hypothécaire – de 2007-2009 a été plus de dettes, plus de liquidités, moins de taux d'intérêt. Un effet de boule de neige a joué. On a vu l'année dernière et on mesure à nouveau aujourd'hui la difficulté – pour ne pas dire l'impossibilité – de se passer de nouveaux programmes d'injections monétaires de tout acronymes et de nouvelles baisses de taux directeurs. Évidemment encore moins de diminuer sérieusement le bilan des banques centrales ou de relever leurs taux.
Cela posé, pour que les dettes qui coûtent à ceux qui prêtent pèsent plus de 17.000 milliards de dollars, les banques centrales ne peuvent pas tout, il faut des emprunteurs jugés très solides. Et des prêteurs qui y trouvent – sans mauvais jeu de mot – un intérêt. Cependant, les premiers prêteurs ont précisément été les banques centrales qui ont acheté les dettes d'États en maintenant des niveaux de taux très bas. L'exemple vient de l'Orient : la banque du Japon a été la première à ne plus annoncer des montants d'achat pour ses programmes et à afficher ses objectifs en termes de rendement des emprunts d'État à long terme encadrés proche de zéro. Dans tous les cas, la pression a été exercée d'abord sur les émissions souveraines.
Les grands investisseurs ont sans grands doutes pris le relais des banques centrales. Ils cherchent la diversification dans les portefeuilles et, pour certains, ont des impératifs de gestion actif/passif de long terme indépendants du niveau nominal des taux. Ils font le choix du capital contre celui du rendement ou de la plus-value et recherchent, finalement, une couverture contre la déflation, jugée plus dangereuse que l'inflation.
La photographie est impressionnante. Souscrire ou acheter un emprunt d'État ne rapporte pas, mais coûte pour les émissions des États allemand ou néerlandais jusqu'à 30 ans, à 14 ans pour les françaises, à 7 ans pour le reste de l'Union Européenne, Italie et Grèce exceptés. Un acheteur du Bund août 2050 à l'issue de cette longue échéance aura reçu moins que ce qu'il aura apporté aujourd'hui.
Le constat est planétaire : les seules obligations d'État à donner encore un rendement plus que symbolique se trouvent en Amérique du Nord (États-Unis et Canada), en Norvège et dans certains pays asiatiques.
Les grands émetteurs privés présentant une solidité équivalente ou supérieure aux États sont de grands emprunteurs. C'est logique et les banques centrales ont joué 2 11 octobre 2019
le même rôle qu'avec la dette publique en achetant ces créances pour soutenir l'économie. Plus du quart des émissions « Investment Grade », dans le monde, c'est-à-dire notées par les agences spécialisées de BBB à AAA, sont à taux négatifs.
Accepter de recevoir moins que ce qu'on a prêté, c'est inverser le raisonnement financier de « préférence pour le présent » puisque des investisseurs choisissent d'attendre plus ou moins longtemps plutôt que de disposer de leur argent. Cela remet en cause les plans de retour sur investissement qui sont pourtant la base de l'économie : des flux à venir actualisés négativement ou à zéro, pourraient aller jusqu'à permettre de financer des actifs ou des projets ne rapportant rien … pourvu que cette « performance » soient jugée sûre.
La donne financière est inédite et ce n'est pas facile d'en peser les conséquences. Le maintien du service des dettes publiques et privées à des niveaux très bas est le premier. Malgré l'explosion des dettes privées (obligations et encours bancaires) qui approchent 90 % des produits intérieurs bruts des pays développés, le service que doivent assurer annuellement ces emprunteurs en intérêt et capital se situe autour de 40 % des PIB cumulés. C'est inférieur au niveau de 2006, quand ces dettes pesaient 76 % des PIB.
Les entreprises comme les États se trouvent ainsi placées dans une conjoncture de taux inférieurs à la croissance actuelle, générale ou pour leur propre activité. Ce qui incite à l'endettement : les ratios ne se détériorent pas.
Il n'est pas besoin de s'étendre sur les profiteurs de cette incitation. Au-delà des États, les investissements dans les actifs non cotés, immobilier compris, sont les grands consommateurs. Ils bénéficient de plus de l'aversion à la volatilité affichée qu'est la cotation. Les entreprises qui peuvent profiter de montages de levier et, bien sûr celles qui sont cotées et rachètent leurs actions qui dégagent des rendements très supérieurs au coût de la dette, sont aussi sur la liste.
Le pessimisme et même la peur de l'avenir économique se retrouve pourtant dans la sphère de l'investissement. Les flux sont négatifs sur les actions et les détenteurs de capitaux arbitrent encore pour les placements obligataires, malgré leurs rendements faibles, nuls ou négatifs. Les Bourses tiennent pourtant bon : les rachats d'actions par les entreprises et d'autres montages de levier permettent de compenser et même sans doute au-delà. De plus, taux bas signifie financement plus facile pour les entreprises et, mécaniquement, réduit l'offre d'actions.
Cette tenue des Bourses ne permettra en revanche pas éternellement aux fonds de pension de maintenir les retraites versées dans les pays où la population active baisse sensiblement ce qui les contraint à accroître leur exposition aux obligations. Les assurés-vie ne peuvent pas davantage durablement espérer les rendements auxquels ils ont été habitués.
On touche là les limites de cette conjoncture de taux d'intérêt inédite. Ce qui est sous-tendu, c'est l'attente d'une croissance économique durablement très faible. Les marchés financiers se sont faits aux taux négatifs et anticipent qu'ils perdurent. Ils se sont en quelque sorte installés dans ce qu'on ne pouvait pas concevoir comme normal. Les marchés à terme ne prévoient ainsi pas un taux redevenu nul ou positif du Bund allemand à 10 ans avant 2029.
Préserver une croissance, même faible, impose que cet environnement contre-intuitif induise de vraies révolutions. Si les retraites ne peuvent être maintenues, et avec des salaires toujours coiffés par la mondialisation et la digitalisation, la nécessité de distribuer de l'argent pourrait se renforcer. Des banques centrales qui financent des déficits de budgets publics comprenant une grande part de distribution de pouvoir d'achat c'est une solution et c'est en partie le modèle français. Le versement direct par l'institut d'émission, dispositif connu sous le nom d' « helicopter money » est une voie sérieusement étudiée. Elle semble aussi insensée que ne le sont les taux d'intérêt négatifs. Peut-être pas davantage.