Mario Draghi va quitter son siège ce vendredi 31 octobre. C'est un organe profondément modifié dont il va transmettre la présidence à Christine Lagarde. Modifié dans son fonctionnement bien sûr par huit ans de mandat. Mais, plus encore sans doute, bouleversé dans les objectifs retenus par les responsables de la politique monétaire.
Il a fait plus que faire le job. Il l'a changé. Reste à Mme Lagarde à s'installer dans un cadre qui a autant bougé et à prendre les manettes d'une gestion monétaire largement renouvelée dont les pays de la monnaie unique ont besoin.
Pour certains, depuis le 1er novembre 2011 et l'entrée en fonction de M. Draghi, la BCE est devenue une banque centrale. Pour d'autres, elle a au contraire perdu ce rôle pour en prendre un autre. De fait, l'institut d'émission de la monnaie unique n'est plus une créature de la Bundesbank. L'euro n'est finalement pas le « Deutsche Mark über alles » que l'on avait craint. Les préoccupations à Francfort se sont rapprochées de celles de la Réserve Fédérale, de la Banque du Japon, de la Banque d'Angleterre ou même de la Banque Populaire de Chine. La BCE est devenue plus proactive et a ouvert l'interprétation et l'élargissement de son mandat.
Les deux prédécesseurs de M. Draghi, Wim Duisenberg et Jean-Claude Trichet avaient concentré leurs politiques sur la stabilité de la monnaie c'est-à-dire la lutte contre une inflation anticipée ou supposée, allant même jusqu'à amplifier les ralentissements conjoncturels en relevant les taux directeurs dans des phases de contraction de la croissance ou de resserrement budgétaire. La BCE des huit dernières années a – pour une part par la force des choses – agit bien différemment.
La marque du mandat de M. Draghi, c'est le fameux « What ever it takes » lancé en juillet 2012, à peine plus de six mois après son entrée en fonction. Le grand argentier annonçait alors des moyens illimités mis à disposition de l'euro, de son fonctionnement, de sa pérennité. Le pied était mis dans la porte et la BCE est entrée dans un rôle inédit pour elle – mais pas pour les autres grandes banques centrales –, celui d'assurer le refinancement en dernier ressort des dettes des États de la zone monétaire. Une fonction qui a été étendue ensuite à l'ensemble de l'économie, au gré des programmes d'injections monétaires d'ajustements quantitatifs (QE) et de tous types d'achat de créances comme les opérations ciblées de refinancement à long terme (TLTRO).
La doctrine de cette banque centrale nouveau style a ainsi été dès le départ son souci des conditions économiques générales au moins autant que de la lutte contre une inflation. Sauver la monnaie unique, cela avait comme objectif avéré de stabiliser la zone pour permettre un rebond conjoncturel. En ayant su utiliser le premier des outils des grands argentiers – l'arme des discours –, la BCE de M. Draghi, une fois la monnaie solidifiée, a poursuis sa stratégie de soutien à l'activité, par des baisses de taux directeurs sans limite et en ne craignant pas de suivre les exemples de la Réserve Fédérale, de la Banque du Japon ou de la Banque d'Angleterre dans des mesures « non conventionnelles ».
Mettre l'économie en tête de la stratégie de la BCE était non seulement contraire à la pratique depuis sa création, mais vraiment pas simple. La récession s'était installée en 2011 et, précisément la gestion monétaire l'avait amplifiée sinon provoquée. Les budgets publics de récession s'étaient accompagnés par les politiques restrictives de M. Trichet. Au moment où la relance par le mix budget/monnaie se mettait en place aux États-Unis, le dogme de l'orthodoxie avait fait décrocher la zone euro.
Ainsi, après le sauvetage de l'euro, les baisses de taux directeurs pour converger vers 0% et moins, et les injections monétaires sous forme de rachats d'actifs ont stabilisé la conjoncture européenne et permis une reprise (modérée). La preuve par l'absurde a été donnée par l'échec de la normalisation monétaire de 2018, conduisant à un demi-tour au début de cette année. Au final, avec un bilan plutôt correct pour la croissance et pour le marché de l'emploi, mais une inefficacité avérée pour faire remonter l'inflation vers la cible de 2%, la BCE est sortie en partie des dogmes allemands et de l'obsession d'une inflation qui, pour le moment, semble pourtant une histoire du passé.
Christine Lagarde est un animal un peu inédit pour l'institut d'émission de Francfort. Elle n'est pas une économiste, elle n'est pas un haut fonctionnaire du Trésor ou d'une banque centrale nationale européenne, elle n'a pas d'expérience bancaire. Face à un conseil des gouverneurs qui peut vouloir prendre sa revanche sur le changement de donne imposé par M. Draghi (économiste, issu du Trésor italien, passé par Goldman Sachs et gouverneur de la Banque d'Italie), elle semble avoir pas mal de travail pour se voir confirmer les missions élargies de la BCE et les divers outils utilisés.
Pourra-t-elle maintenir une prééminence accordée à la croissance et à l'emploi comme le fait la Réserve Fédérale ? Pourra-t-elle imposer encore des taux d'intérêt négatifs, le financement des États et injecter de la monnaie sans limites en rachetant des actifs ? Mario Draghi a plaidé à plusieurs reprises et encore récemment pour que les politiques budgétaires prennent le relais ou, pour le moins, soutiennent la BCE dans ses actions en faveur de la croissance. La résistance est installée avec les tenants de politiques de récession et de réduction des déficits publics ou de maintien des excédents.
Au sein de son conseil, Christine Lagarde va devoir faire preuve de pugnacité et d'autorité pour éviter que les scénarios contra-cycliques du début des années 2010 ne lui soient imposés. Elle a pour cela un atout : elle n'est pas du sérail et est – indiscutablement – une femme politique de grande envergure. Elle a mis les enchères assez hautes en annonçant lors de son audience au Parlement européen le besoin « de réviser le cadre monétaire ».
Comme le relève l'économiste Nicolas Goetzmann (Financière de la Cité), le rééquilibrage de la théorie monétaire en faveur de la croissance avec moins de réticences à l'inflation est déjà largement inclus dans les études théoriques américaines. Il tourne le dos à 40 ans de politiques monétaires axées sur la dérive des prix depuis la priorité définie en 1979 à la Fed par Paul Volker. La révision des politiques monétaires dans ce sens s'installe dans les esprits à la Réserve Fédérale ou la Banque d'Angleterre. La BCE devra suivre, faute de provoquer un nouveau décrochage de la zone face aux autres grandes économies. Madame Lagarde, la grande argentière au cv politique a tous les moyens pour imposer cette révision. Cela ne se fera pas sans mal face au bloc des nostalgiques du Deutsche Mark. Mais ce devra presque obligatoirement être finalement le sens de son action.