Cela ne doit pas grand-chose au hasard. C'est dans les colonnes de The Economist qu'Emmanuel Macron a lancé – ou relancé – le débat sur les fameux critères de stabilité de l'euro du traité de Maastricht. Le « journal le plus influent du monde » que Marx avait qualifié « d'organe de l'aristocratie des finances » ouvre des débats et n'a jamais craint ni les positions iconoclastes ni même la provocation. Mais, dans le numéro de la semaine dernière, c'est le président français qui a fait le job.
C'est tout de même une bombe qu'a allumée M. Macron : « je considère que le débat autour des 3% dans les budgets nationaux et du 1 % du budget européen est un débat d'un autre siècle ». Le 1 % se réfère à la contribution théorique de chaque pays au budget commun de l'Union Européenne, i,e cotisation qui est loin d'être recouvrée facilement année après année.
La question des 3 % relève d'une autre démarche. Ce sont les fameux critères de Maastricht, édictés au moment de la création de l'euro qui sont dans le viseur. Ils sont bien sûr d'un autre siècle au sens littéral puisque le traité de Maastricht, fondateur de l'Union Européenne prenant la place de la Communauté Européenne, a défini les bases de la monnaie unique en 1992. L'euro a remplacé les monnaies nationales le 1er janvier 1999. La création de la Banque Centrale Européenne par le traité de Maastricht lui a donné un rôle centré sur la stabilité monétaire (lire la lutte contre l'inflation), tout en la dotant de missions classiques pour une telle institution dans le cadre de la stabilité du système financier et de la solidité du système bancaire. Le péché originel de l'euro ne tient pas (seulement) à l'étroitesse et à la concentration de la mission par rapport à celles de la Réserve Fédérale américaine, de la Banque d'Angleterre ou de la Banque du Japon. C'est la création d'une union monétaire assise sur un marché unique sans fiscalité et droits sociaux communs ou même convergents qui a finalement créé des évolutions économiques déséquilibrées entre les pays.
L'idée était que, précisément, la monnaie unique allait en quelque sorte forcer la convergence, puis même l'alignement des fiscalités ou des régimes sociaux. La gestion des égoïsmes a, au contraire, durci les stratégies de dumping dans les deux disciplines.
Pour être cependant contraignant, dès le départ, la liberté des États en matière de dépenses publiques était coiffée. L'ironie veut que ce soit une proposition française – sous la présidence de M. Mitterrand – qui ait imaginé les ratios bloquant chaque État de façon à maintenir les déficits publics au-dessous de 3 % du produit intérieur brut. Ironie, parce que ces niveaux sont devenus des dogmes pour les parlementaires allemands et pour la cour constitutionnelle de Karlsruhe, la seule autorité nationale – judiciaire en l'occurrence – a avoir été dotée d'un droit de veto par les traités européens.
On se demande à quoi pouvait correspondre ce seuil de 3% du PIB du déficit annuel du budget public mis en avant dans les discussions par l'économiste reconnu qu'était le président Mitterrand. L'endettement maximum de 60 % du PIB était plus anciennement admis. Sans doute l'idée était d'imposer des barrières aux pays entrants, pour qu'une dette d'État puisse être soutenable. En aucun cas, cette « discipline » était inscrite dans les textes pour bloquer les soutiens publics à l'économie des grands du Continent – Allemagne, France, Italie, Benelux ou Espagne, puisque le Royaume-Uni en était heureusement pour lui exonéré – au travers des décennies suivant l'installation de l'euro..
À l'usage, pourtant, les critères de Maastricht ont été une arme utilisée par l'Allemagne, l'économie dominante de l'Union Européenne et, a fortiori de la zone euro, pour assoir sa stratégie commerciale mercantiliste. Ils ont renforcé les pressions concurrentielles exercées sur les économies du continent par la politique restrictive menée par la Banque Centrale Européenne jusqu'à la crise de 2008-2009.
Il est évidemment paradoxal de constater que les pressions sur la politique monétaire de l'euro et sur les politiques budgétaires de la zone euro sont venues d'un pays recordman des défauts de paiement de dette publique. De fait, depuis 100 ans, l'Allemagne a géré son endettement comme ces entrepreneurs qui estiment que le dépôt de bilan est un acte normal de gestion. Les défauts sur tout ou partie de sa dette souveraine ont été signifiés six fois à ses créanciers au XX° siècle : 1920, 1932, 1939 ; 1948, 1953 et 1990.
La France, dont le dernier manquement remonte à 1812 n'a certes pas forcément fait beaucoup mieux, remboursant en monnaie de singe avec des francs à la valeur entamée par l'inflation.
Il ne faut pas perdre de vue que les États ne remboursent pas vraiment leurs dettes, contrairement aux agents économiques. Les menaces de faillite en cas – bien difficile à anticiper aujourd'hui – de nette hausse des taux longs peuvent toucher les ménages, les sociétés ou les montages à effet de levier comme ceux du Private Equity. Pour les États, la problématique n'est pas là. Elle est la même que pour un emprunteur quelconque face à un banquier : c'est la charge d'emprunt qui est comparée avec les capacités de remboursement. Il n'y a pas de problème en vue sur ce sujet. D'autant plus quand le prêteur en dernier ressort est la banque centrale émettrice de la monnaie, ce qui n'était pas envisagé dans « l'autre siècle ».
On comprend que M. Macron a ses raisons de parler « d'un autre siècle » alors qu'aujourd'hui les États empruntent à taux faible, nul ou négatif. Les ratios du début des années 1990 n'ont pas de pertinence et on a pu observer depuis 10 ans que la hausse des dettes des États qui ont basé leur avenir sur les déficits ou sur une dette supérieure aux fameux 60 % n'a pas correspondu à une progression de la charge financière.
Les déficits publics financent en gros trois décaissements : le fonctionnement de l'État (qui peut toujours être réduit), les investissements (qu'il ne faut surtout pas restreindre dans le contexte actuel de taux d'intérêt) et la distribution (qui va être augmentée dans les années à venir un peu partout dans le monde pour soutenir la croissance et réduire les inégalités). La règle des 3 % et même celle des 60 % n'ont guère de sens face à une croissance potentielle de 2 % et des taux d'intérêt inférieurs de 1 à 2 % à ce potentiel.
Les conditions financières dictent un endettement géré et géré de façon opportuniste. M. Macron a jeté un pavé dans le Rhin. Le différend avec l'Allemagne sera politique autant que dogmatique. Mais on ne voit pas ce qui pourrait contraindre la zone euro à être « la seule à ne pas satisfaire un besoin d'investissement et d'expansion » pour reprendre les termes de M. Macron.
Il est vrai que le président français n'a pas de gros soucis à se faire sur la crédibilité de sa dette. Son pays a échappé aux défauts à répétition de l'Allemagne du XX° siècle. Et, surtout, il a une réputation qui n'est pas usurpée : celle de savoir lever l'impôt.