Des records sur les Bourses un peu partout avec des progressions de bénéfices faibles ou même des baisses : la réévaluation des multiples d'évaluation pose question. Dans les salles de marché, chez les analystes financiers et pour les économistes de marché, la réponse est toujours la même : l'afflux de liquidités et l'argent gratuit poussent les cours et peuvent leur permettre dans des cas extrêmes de s'affranchir de fondamentaux. L'affirmation peut pourtant être nuancée.
Les souscriptions nettes de rachat des fonds actions dans le monde ont connu un point haut en 2007. Depuis les dix dernières années, derrière une collecte nette de 453 milliards de dollars, se présentent une alternance d'années positives et d'années négatives : 2012, 2016, 2018 et 2019. La fuite vers la qualité ou l'aversion au risque se mesurent par la comparaison avec les fonds obligataires qui présentent des flux positifs entrants de 2.180 milliards de dollars depuis 2009. Ce qui fait tout de même 4,8 fois le solde pour les actions, avec deux années (faiblement) négatives seulement : 2013 et 2018.
En pointant le viseur sur la période d'aujourd'hui, ce sont les fonds monétaires qui, malgré des rendements très faibles, attirent les capitaux financiers. À fin novembre, ils présentaient depuis le début de l'année des souscriptions nettes de retrait de 553 milliards de dollars, se comparant avec encore 440 milliards pour les obligations, et, 188 milliards dans le rouge pour les actions.
Les flux ne sont pas l'élément de base de la hausse des grandes Bourses. En tout cas pas directement.
Ce n'est pas pour autant que les politiques ultra accommodantes des banques centrales, Réserve Fédérale, Banque du Japon, Banque Centrale Européenne, Banque d'Angleterre et même Banque Populaire de Chine ne soient pas le premier soutien des marchés d'actions. Elles le sont d'une façon générale par le soutien apporté à la stabilité financière des grandes monnaies et aux économies qui en ont eu bien besoin sur la période. Récession ou déflation, risque de récession ou risque de déflation auraient évidemment fait plonger les cours.
Le maintien de taux d'intérêt bas et même la généralisation de rendement négatifs sur des échéances longues n'a pas joué positivement seulement sur les comptes des sociétés, même si grâce à lui, la charge financière annuelle a pu être maintenue dans sa moyenne des 20 dernières années malgré l'envolée des endettements. Il a joué sur la valorisation par comparaison entre les actions et les obligations. Ces valorisations, ces comparaisons de rendement des dividendes et des intérêts obligataires, ces évolutions de prime de risque, ont décalé les niveaux boursiers indépendamment des entrées et sorties, indépendamment des flux.
Les effets se prolongent. On a noté la forte activité sur les marchés primaires des obligations privées et, en même temps, l'étroitesse de l'offre nouvelle d'actions.
Les entreprises ont, comme l'ensemble des agents économiques, mis à profit le coût cadeau du levier de la dette. Cela joue évidemment sur les marges en raison de la meilleure rentabilité des investissements. Mais, plus encore, cela a amené les sociétés cotées, et parmi elles les plus grosses de la cote américaine, à racheter leurs propres actions en s'endettant ou en choisissant à 100 % l'endettement pour financer leur stratégie, consacrant une grande part de leurs profits à cette rémunération indirecte de leurs actionnaires. Sur les 10 dernières années, l'investissement des compagnies américaines composant l'indice S&P 500 n'a pratiquement pas varié en dollars alors que la rémunération des actionnaires (dividendes + rachats d'actions) a été multipliée par plus de 4.
Le divorce entre des bénéfices qui stagnent et des bénéfices par action qui progressent est le reflet de cette évolution.
Ainsi, au-delà des masses des investissements financiers, les actions ont été sous l'influence d'un marché primaire peu actif et d'une raréfaction des titres en circulation. L'effet rareté a joué. Les limites à cette hausse si longue ne sont pas faciles à anticiper. Les multiples des marchés financiers ne sont pas dans des niveaux de bulle en raison du dopant aux bénéfices par action provenant de ces achats qui réduisent le nombre d'actions. Mais, justement, si ces achats financés à bon compte sur les marchés obligataires devaient être plus chers ou même limités, l'effet négatif serait mécanique sur les bénéfices par action et amplifiés sur les multiples (PE). L'effet rachat de titres étant particulièrement élevé sur les poids lourds de Wall Street, les grands indices seraient parmi les plus vulnérables.
La fragilité des Bourses aux niveaux des taux d'intérêt est ainsi double : prime de risque des actions et révision des bénéfices par action. Les flux d'investissements pèsent moins sur la tendance. Depuis trois semaines, et pour la première fois depuis un an, les souscriptions aux fonds actions ont dépassé celles aux fonds obligataires. Ce n'est pas forcément un signe durablement encourageant pour les actions : si les taux devaient franchement remonter, seraient-elles plus à l'abri que les obligations ?