La Banque Centrale Européenne fonctionne depuis sa création en 1998 sur les textes du traité de l'Union Européenne, dit traité de Maastricht, de 1992. En plus de vingt ans, elle a mené seulement une réflexion de fond sur sa politique monétaire, sur ses objectifs, ses mesures d'analyse et ses outils. C'était en 2003, au début du mandat de Jean-Claude Trichet. Christine Lagarde a annoncé dès sa nomination, et avant même son entrée en fonction le 1er novembre dernier, « une revue stratégique » On a bien compris qu'une modification du traité de l'Union serait très complexe puisque les 27 pays devraient l'approuver. L'aspect institutionnel limite donc les ambitions. Mais ce n'est pas pour cela qu'elles ne seront pas potentiellement très structurantes.
Madame Lagarde a les qualités pour mener cette revue et en proposer des applications. Ainsi que cela a été souligné elle n'est pas issue du sérail des grands argentiers : elle n'est pas ancienne du Trésor d'un des Etats membres, de la haute fonction publique, d'une banque centrale ou d'une grande banque internationale, elle n'est pas même une économiste académique. Derrière sa carrière professionnelle (brillante) d'avocate, c'est la femme politique qui a le mandat et peut faire bouger les choses. Ministre c'est un poste politique, mais présidente du Fonds Monétaire International aussi.
La « revue stratégique » vient au bon moment. Les banques centrales, et en particulier la BCE ont multiplié les mesures non conventionnelles de gestion monétaire depuis la crise de 2007-2009. La présidente succède à Mario Draghi qui n'a pas craint grand-chose quels que puissent être les freins règlementaires. Il lui a passé le témoin sur des taux négatifs et des programmes d'achat d'actifs de grande ampleur. L'efficacité des outils conventionnels et non conventionnels, ainsi que les possibilités d'ajustement sont assez logiquement les premiers sujets de la revue. Mais l'ambition est d'aller au-delà, avec un recadrage des missions, et même une définition nouvelle des missions de la banque centrale et, en filigrane, un élargissement de ses attributions.
En pratique, la revue va porter « sur la formulation quantitative de la stabilité des prix », devant redéfinir les analyses économiques et monétaires, les outils de politique monétaire et la communication de la BCE, centrée sur les publications, la fameuse conférence mensuelle post comité des gouverneurs et les intentions de gestion des taux (la forward guidance).
Le premier des sujets est l'inflation. Le mandat donné à la Banque Centrale Européenne est étroit : le maintien de la stabilité des prix. La proposition implicite est de reformuler sinon le mandat héritier direct de celui de la Bundesbank, du moins ses traductions pratiques. Le traité de l'Union ne chiffre pas l'objectif de stabilité des prix. La revue Trichet de 1998 avait fixé un plafond de 2 % d'inflation.
La BCE a plusieurs pistes. La plus évoquée est la symétrie : les 2 % seraient un objectif moyen de long terme, la gestion monétaire pouvant se satisfaire ou même être menée dans ce seul objectif d'inflation, en acceptant un passage au-dessus des 2 % comme en deçà. Dans la conjoncture actuelle, cela laisserait plusieurs années à plus de 2 % de dérive des prix, pour faire la moyenne avec les exercices passés sensiblement en retrait de l'objectif.
Une autre piste, qui apporterait plus de flexibilité encore à la gestion monétaire serait de modifier l'objectif de 2 %, après avis conforme du Parlement Européen.
En tout état de cause, la BCE va a priori demander plus de flexibilité. Ce besoin est évidemment la résultante de la conjoncture mondiale de taux d'intérêt et d'inflation. Mais la nécessité de la prendre en compte se comprend si la mission « de soutien aux politiques économiques », également prévue par le traité qui fixe le cadre de la Banque Centrale, est effectivement menée.
On comprend qu'il n'est pas facile de soutenir des politiques économiques qui ne sont pas vraiment définies par les pays membres de l'Union ou par les instances communes. Si les précédents présidents et les Conseils des directeurs ne sont pas vraiment intervenus dans le domaine (sauf pour sauver les systèmes bancaires ce qui relevait pour une grande part des politiques économiques), c'est bien par prudence et manque d'une définition de ce fameux terme de « politiques économiques ». De fait, la revendication de l'application de cette mission par Mme Lagarde peut permettre au banquier central de se fixer lui-même des objectifs allant bien au-delà de l'inflation.
Ainsi, la BCE de Mme Lagarde veut à la fois prendre en compte des fondamentaux de l'économie profondément modifiés, juger des effets généraux des outils multiples de gestion monétaire utilisés avec vigueur depuis 10 ans, et se donner des possibilités d'intervention dans la gestion de l'économie comme le font la Réserve Fédérale américaine, la Banque Populaire de Chine, la Banque du Japon et la Banque d'Angleterre.
Parmi ces missions, elle peut jouer sur, justement, la difficulté des instances européennes à imposer aux gouvernements de l'Union une stratégie climatique allant au-delà des intentions. C'est un excellent angle d'attaque, car la position de prêteur en dernier ressort de la BCE lui donne les capacités à agir. En prenant en main un dossier sur lequel les autres instances européennes patinent quelque peu, l'institut d'émission légitime en quelque sorte ses ambitions de pouvoirs plus étendus.
On comprend que les obstacles sont à la hauteur des ambitions. Christine Lagarde a prévenu : « l'année s'annonce chargée ». Si l'objectif est de présenter une nouvelle stratégie en décembre, elle a reconnu que « la revue sera terminée quand elle sera terminée ». En effet, à conjoncture mondiale de taux d'intérêt et d'inflation inchangés, les marges de manoeuvre ne sont pas si nombreuses.
Dans un premier temps, cette revue stratégique et ses grandes lignes incitent à prévoir un statu quo d'un an dans la gestion monétaire de l'euro : des taux directeurs bas et sans doute plus bas encore, des programmes. Les lobbys sont au travail pour profiter des évolutions futures, mais on ne voit pas bien comment ils pourraient obtenir satisfaction entre temps. Les grandes banques européennes se sont positionnées pour dénoncer les effets des taux négatifs sur leur compte d'exploitation, sans évidemment remettre en cause les effets positifs de l'argent gratuit donné sans limites. On touche là la difficulté de la mission de « soutien aux politiques économiques ». Agir pour maintenir de la croissance passe par un système bancaire solide. Mais la solidité ne signifie pas forcément gestion monétaire pour permettre une rentabilité exceptionnelle. En sortant de son rôle strict et historique, la BCE va toucher à la politique. Le contrôle des banques est de son ressort, mais bien d'autres secteurs vont se présenter.