La formule de Warren Buffet a fait florès : « c'est quand la marée se retire qu'on voit ceux qui nageaient sans maillot de bains ». La vedette des investisseurs mondiaux visait les périodes de baisse des marchés laissant sans défense les investisseurs trop exposés ou mal protégés. La crise sanitaire du coronavirus ne s'est pas traduite pour le moment par un effondrement des Bourses. La sérénité des investisseurs se comprend bien ; les économies étaient dans une phase de reprise, très modeste certes, mais en tout cas pas dans une dynamique récessive. L'accord commercial de phase 1 conclu entre les États-Unis et la Chine, et les baisses de taxation mises en oeuvre poussaient l'activité alors que la conjoncture de gestions monétaires était toujours aussi favorable.
Au-delà de cette réaction sereine des marchés et d'effets de l'épidémie qui semblent assez bien délimités sur le cycle mondial, la cassure conjoncturelle et temporaire pour la Chine va permettre de voir ceux « qui n'ont pas de maillot », c'est à dire de juger de l'exposition ou de la vulnérabilité de certains secteurs ou certaines sociétés au marché chinois.
La Chine tourne au ralenti et l'économie va le faire sans doute au moins jusqu'au pic de l'épidémie qui peut être espéré en avril-mai. L'objectif de croissance 2020 a été ramené de 5,8 % à sans doute un peu plus de 4 % et, en tout état de cause, le 1er trimestre fera apparaître une évolution dans les bas de fourchette.
La Chine pèse 16 % dans le produit intérieur brut mondial et sa croissance contribue à hauteur de 28 % à l'expansion globale. Elle a un poids aussi déterminent pour l'ensemble des économies asiatiques, émergentes, mais, aussi pour le Japon, la Corée ou Taïwan. L'effet de son très fort ralentissement, ponctuel a priori et rattrapé ensuite pour une part, sera élevé sur la croissance mondiale.
Toutes les activités seront touchées, mais certaines le seront beaucoup plus que d'autres. Les analystes d'UBS mesurent le poids chinois à 20 % des dépenses de tourisme et de la production de biens dans le monde, 13 % du commerce et de la demande de pétrole. L'encours de crédit est en ligne (20 % de celui de la planète), mais les mesures monétaires de soutien vont, au moins dans les mois qui viennent, se concentrer sur leurs effets sur les marchés financiers plus que sur la conjoncture générale.
Vu de France et même vu de la place financière de Paris, le sujet, c'est l'industrie du luxe. Pas besoin d'insister sur la puissance du secteur d'excellence français, bien illustré par la capitalisation du géant LVMH, de Kering et d'Hermes : 353 milliards d'euros. Un chiffre d'affaires cumulé de 76 milliards d'euros et un résultat brut d'exploitation 2019 de l'ordre de 25 milliards.
Le luxe de masse – un oxymore qui finalement n'en est pas un – est une affaire chinoise. Et américaine. Pour un marché évalué globalement à 270 milliards de dollars, le consommateur chinois dépense le tiers et les américains 22 %. L'Europe (18 %), le Japon et les autres pays asiatiques (10 % chacun) viennent ensuite. Ce sont les deux grandes populations, représentant donc la moitié de l'activité, qui font la croissance sur des rythmes estimés à plus de 6 % aux États-Unis et près de 25 % pour la Chine.
Comme le résume Kering dans son document de référence, « le consommateur chinois restera le principal moteur de la croissance, l'essentiel de la progression s'appuyant sur le développement de la classe moyenne en Chine ». Cette « classe moyenne supérieure » chinoise progresse en nombre sur un rythme de 9 % par an et dépassera le tiers de la population du pays dans les 10 ans.
Les fondamentaux sont bons et porteurs. Mais une question est pendante dans l'esprit des investisseurs : le poids réel de la Chine dans les comptes de nos trois champions n'est-il pas minoré ? En creux, c'est le risque chinois qui demanderait à être plus précisément approché. Un client rentable et en croissance, c'est évidemment très bien. Mais un client dominant en termes de volume et de marge, c'est un risque. On relève ainsi, toujours dans le document de référence de Kering, parmi les « menaces » pour le marché du luxe, des « incertitudes macroéconomiques » ainsi que « des tensions géopolitiques, menaces sécuritaires, épidémies ou apparition de foyers de maladie ». C'était bien vu, mais, justement, à la lecture des comptes trimestriels et semestriels cette année, le risque chinois va pouvoir être mesuré.
Les données publiées sont assez cohérentes. Chez LVMH, l'Asie hors Japon comme zone de destination compte pour 30 % du volume d'affaires, pour 24 % aux États-Unis, 38 % pour l'Europe (dont un peu moins d'un quart en France) et 7 % au Japon. La rentabilité des Vins et Spiritueux équivalente à celle de la mode et articles de maroquinerie plaide pour un équilibrage satisfaisant.
Chez Kering, c'est plus concentré : l'Asie hors Japon monte à 38 %, l'Amérique à 18 %, l'Europe à 31 % (dont 30 % en France), le Japon à 8 %. Hermes est plus asiatique encore : 36 % hors Japon, 13 % au Japon, 18 % en Amérique et 32 % en Europe (dont 40 % en France).
Les soupçons de concentration plus forte autour d'un client – le nouveau riche chinois – et donc de risque potentiel plus élevé vont être approchés dans les six mois qui viennent à la lumière des chiffres d'affaires et des résultats opérationnels du trimestre et du semestre.
Des doutes, des rumeurs, le poids réels des achats des chinois à l'étranger, seront ainsi confirmés ou infirmés. La Chine pèse sans doute plus que les données brutes tant en termes de volume que de marges et cela a toutes chances d'amplifier. Est-ce un mal ? Ce n'est pas certain : le track record et les fondamentaux des tendances moyen terme plaident encore et toujours pour les vedettes de la Bourse de Paris.
En tout cas, malgré le -vrai- risque de choc de chiffre d'affaires à court terme, les marchés ne sont pas très inquiets : les actions LVMH et Hermes sont à leur cours record alors que Kering n'est que 3 % au-dessous.