La réaction mitigée de Wall Street à l'action si énergique de la Réserve Fédérale mardi a laissé un peu perplexe. La baisse de 0,50 % des taux directeurs prise à l'unanimité du comité de politique monétaire en dehors d'une réunion mensuelle programmée marque une conjoncture exceptionnelle. Sans que l'impact de la crise sanitaire du COVID-19 soit encore chiffré, la réaction de l'autorité monétaire a été très forte et, en tout cas, semblait répondre à la volonté des marchés financiers. Les investisseurs avaient en quelque sorte imposé la mesure. On aurait attendu une correction de la chute des actions américaines de 10 % et elle est bien poussive finalement.
Bien sûr, les marchés ont vendu la nouvelle après avoir en quelque sorte imposé la rumeur. Bien sûr aussi, la vigueur et la rapidité de la Fed peut inquiéter les plus prudents qui peuvent les analyser comme la réponse à une dégradation conjoncturelle très supérieure à ce qui est dans les scénarios des économistes. Mais Wall Street a une autre préoccupation : la politique intérieure américaine.
Le calendrier électoral américain est bien cadré. En amont de l'élection présidentielle du 3 novembre qui opposera Donald Trump et son rival démocrate, les primaires et, finalement la convention convoquée en juillet dans le Wisconsin, vont précisément permettre de sélectionner le prétendant. Les élections primaires donnent le ton, même si leurs résultats ne sont pas forcément confirmés. Après le Super Tuesday cette semaine, plus du tiers des délégués démocrates qui choisiront le candidat ont été investis.
Il s'agit finalement pour les électeurs démocrates de choisir entre l'habituel, la continuité, personnalisés par l'ancien vice-président Joe Biden et une rupture revendiquée par Bernie Sanders. La sanction du Super Tuesday n'est pas concluante. Les deux favoris restent en lice : 501 délégués pour Sanders, 566 pour Biden. La majorité de 1.991 délégués en juillet pour le premier tour de la convention (le vote n'est plus impératif si il y a d'autres tours pour trouver une majorité) est à la portée des deux.
Les marchés financiers jugent comme souvent sur les grandes tendances et n'hésitent pas à simplifier. Ils veulent savoir si la politique américaine peut marquer, d'une façon ou d'une autre, à un délai ou à un autre, la fin de la « gauche Reaganienne » ou de la « gauche Thatchérienne », jugées comme conformes aux dogmes de l'économie financiarisée, au simple prix d'une communication travaillée et dont Bill Clinton ou Tony Blair ont été les agents.
Bernie Sanders, qui, en cas d'élection serait le premier des présidents américains à ne pas proclamer sa foi chrétienne (le catholique Kennedy ayant été le seul à ne pas être protestant) est ouvertement « démocrate socialiste ». Comme Trump qui n'est pas issu du parti républicain, Sanders est simplement rattaché au parti démocrate. Au-delà de l'étiquette socialiste qui n'est pas loin d'être une insulte aux États-Unis, il est de fait un politicien au profil bien classique. De 1991 à 2006, il est représentant de l'État du Vermont à la Chambre et, depuis novembre 2006, il est sénateur du même État. Battu aux primaires démocrates de 2016 et rallié alors à Hilary Clinton au prix de concessions « de gauche » de sa part, il affiche cette année un programme d'autant plus en rupture que Donald Trump fait de la surenchère dans le registre du libéralisme décomplexé de l'économie financiarisée.
Le programme de Sanders est en effet offensif : il prévoit 17 milliards de recettes fiscales supplémentaires avec un taux d'impôt sur le revenu porté à 52 % pour la tranche supérieure (au-dessus de 10 millions de dollars) et un Impôt sur les Sociétés de 35 % des profits. Sécurité Sociale pour tous, gratuité (y compris rétroactive) des études supérieures, impôt sur les (très) grandes fortunes sont des éléments complémentaires de son programme baptisé le « Green New Deal ».
La formule ne doit rien au hasard. Si les ambitions climatiques sont affirmées – et paraissent plutôt modérées aux yeux d'électeurs européens – la référence à Roosevelt vaut programme. L'ambition est de revenir au New Deal de Franklin Roosevelt, basé sur une répartition équilibrée et large des richesses produites ou détenues. Les impôts de redistribution programmés, leurs taux eux-mêmes encore modestes par rapport à l'ère de reconstruction démarrée en 1934 et, pour finir, abandonnés à partir de 1982 et l'élection de Ronald Reagan.
La montée des inégalités a sans conteste possible porté la croissance depuis 40 ans. Cependant, elles sont le plus souvent analysées désormais comme un frein, et même comme un risque durable pour la conjoncture à venir. L'accumulation de richesses financières porterait aux yeux de bien des théoriciens de l'économie, en particulier américains, les conditions d'une cassure et d'une longue stagnation, voire une crise de croissance. Derrière le deal « vert », c'est la révolution Reagan qui est bien remise en cause, bien au-delà même du premier pas que constituerait le programme Sanders.
Les électeurs américains auraient un choix clivant avec une stratégie Trump qui, au contraire, pousse à bout la logique de la « révolution conservatrice » et n'hésite pas à en révolutionner le financement par la dette publique adossée à la Réserve Fédérale.
Wall Street est démocrate de tradition. Mais Sanders n'est pas son candidat et la simple possibilité de sa désignation comme candidat pèse sur les cours de Bourse et explique pour beaucoup le rebond si modéré après la baisse des taux de la Fed. Si les investisseurs aiment d'abord la continuité et ont mis la réélection de Donald Trump dans leurs cours, ils n'ont pas vraiment peur de Joe Biden. Ce dernier s'inscrit dans la ligne Obama et ne dévie pas de la révolution capitaliste des 40 dernières années, d'autant plus s’il est, comme les précédents démocrates, tenu par une majorité parlementaire républicaine. Il ne reviendrait qu'à la marge sur les réformes de Donald Trump et, au contraire, chercherait à en profiter.
Le vieux gauchiste Sanders– les deux candidats démocrates cumulent 156 ans – casserait la dynamique dont la réforme fiscale Trump serait le dernier avatar. Ses chances d'entrée à la Maison Blanche restent limitées et la stabilisation des Bourses en témoigne. Le réflexe de continuité joue à plein après le soutien affirmé des perdants des premières primaires, Michael Bloomberg et Pete Buttigieg. Les bookmakers anglais ne donnent que 1/5 (1 livre de gain pour 5 engagées) pour parier sur l'investiture de Bider et 6/1 pour Sanders.
Pour autant, les idées mises en avant par Bernie Sanders sont en train de s'installer et progresseront sans doute au-delà de l'élection de novembre. Les États-Unis pourraient bien entrer dans une phase de modification du partage de la richesse, forcément au détriment des actionnaires. Il n'est pas certain que les perspectives de surplus de croissance contrebalancent aux yeux des investisseurs une baisse des taux de rendement internes des masses engagées.