Le débat entre économistes pour caractériser la chute conjoncturelle entraînée par la crise du COVID-19 peut paraître décalé face aux risques sanitaires et, dans un autre ordre d'idées, les vives réactions des marchés financiers. Mais la question de qualifier le creux conjoncturel de choc d'offre ou de choc de demande ne relève pas seulement du sexe des anges. Le choc d'offre peut se corriger assez vite. Le choc de demande est à la fois plus durable et plus structurel, car il change les pratiques des agents économiques. Les mécanismes contracycliques – en particulier les taux d'intérêt et les coûts de matières premières – sont des soutiens pour un rebond. Mais, si choc de demande il y a, on voit mal comment le ralentissement ne se transmettra pas aux services et, plus généralement, finalement, aux marchés de l'emploi.
La réponse est donnée d'une certaine façon avec la mesure des fameux mécanismes contracycliques : taux d'intérêt en net recul, cours du pétrole aussi. Depuis le début de l'année, le rendement du 10 ans américain est revenu de 1,88 % à moins de 0,7 %. Celui du Bund de même échéance de -0,17 % à -0,80 %. Le pétrole va dans le même sens et confirme le choc d'offre devenu choc de demande ; le cours du baril de brent a été divisé par plus de 2 par rapport aux 71,75 dollars du début de l'année. Mais, au-delà du choc d'offre, l'histoire pétrolière s'inscrit dans un environnement bien particulier.
Le tournant du cycle sous pression de l'épidémie de COVID-19 n'est pas facile à chiffrer et, d'une certaine façon, les diverses institutions semblent un peu courir après les événements, révisant à la baisse à chaque prise de parole les perspectives de croissance. L'impact au niveau de la planète chiffré à un demi point de produit intérieur brut à 0,5 % n'est plus d'actualité. Avec une économie chinoise qui va enregistrer un recul d'au moins 1,5 % au premier trimestre par rapport au quatrième 2019 (-3 % en glissement annuel), il faut s'attendre à des chiffres de récession dans les grandes zones développées : Europe, Japon et États-Unis.
La Chine va finalement un peu servir de modèle au reste du monde : dans les deux semaines qui ont suivi le nouvel an local, les émissions de CO2 ont baissé de plus de 25% par rapport aux semaines équivalentes l'an dernier. Au-delà de la mesure d'activité, la statistique met en évidence un gros recul des achats de matières premières. Et, bien entendu de pétrole en premier lieu. L'Agence Internationale de l'Energie a reconnu que, pour la première fois depuis 2009, la demande mondiale de pétrole va se contracter cette année par rapport au niveau 2019 (100 millions de barils/jour), de un million de barils/jour. Pour le moment, elle prévoit ce recul de 1 %, qui pourrait bien être un minimum. Une normalisation conjoncturelle attendue lui permet d'espérer un niveau de 2,1 millions de barils/jour pour 2021.
Une variation de 1 % peut paraître anecdotique. Ce n'est pas le cas en l'espèce et les conséquences sur les marchés de l'or noir l'ont bien montré. On a assisté à un emballement sous l'influence géopolitique qui n'est jamais loin sur ce sujet. Le retournement de tendance de la demande a très logiquement poussé le cartel de l'OPEP à chercher un rééquilibrage des termes offre-demande de brut.
Derrière l'Arabie Saoudite, le cartel a donc proposé une baisse de production à son principal allié qu'est la Russie. Les producteurs de l’OPEP proposaient une réduction d’un million de barils/jour et demandaient à l'OPEP (en fait à la Russie) un effort de 0,5 million de b/j. Le refus russe a emballé les choses. Sans attendre, l'Arabie Saoudite a engagé une bataille de parts de marché en proposant à ses clients, en particulier européens, des ristournes par rapport aux cours de marchés de 3 à 8 dollars par baril. Le royaume a de plus menacé d'inonder le monde, en portant sa propre production de 9,7 à 12 millions de barils/jour. Les Émirats Arabes Unis suivent l'Arabie et ont porté leur production à 4 millions de b/j, en hausse d'un million et annoncent mettre en oeuvre un dispositif portant les possibilités à 5 millions de b/j.
Derrière ces possibilités de majoration de l'offre OPEP de plus de 4 % de la consommation mondiale (elle-même en baisse), les fondamentaux de marché du pétrole sont passés de la défense du prix à celle, pour les différents producteurs, des parts de marché.
Les positions respectives russes et du Golfe pénalisent les deux parties. Mais les deux aussi ont les moyens de tenir avec un baril compris entre 30 et 35 dollars.
Le fameux « point mort » financier de la Russie fixé à 40 dollars pour un baril est à relativiser. D'une part la baisse du rouble en diminue l'impact. D'autre part, les comptes publics sont sains (pas de déficit et une dette extérieure faible) et ont prévu un fonds de réserves constitué précisément pour les périodes de pétrole bas. Du coté saoudien, la position est plus fragile sur la question de l'équilibre avec un « point mort » fixé à près de 80 dollars et un change contre dollar fixe.
Les conquêtes de part de marché auront fatalement des limites. La guerre des prix a cependant des visées géopolitiques et stratégiques qui peuvent la justifier. Dans les deux cas, elles mettent une forte pression sur les États-Unis. Pour la Russie, c'est une pierre de plus dans son jeu qui profite déjà des positions sur les dossiers syrien et turc. En poussant la baisse du brut, elle érode la suprématie saoudienne (l'allié historique des américains) au Proche Orient et, surtout, elle pèse sur la rentabilité des pétroles de schiste. L'Arabie Saoudite de son côté vise aussi - et surtout - l'affaiblissement durable des producteurs américains, pour des motifs économiques, mais aussi d'équilibre de politique extérieure.
La production américaine se trouve centrale dans cette guerre des prix. Le premier 3 13 mars 2020
producteur mondial avec 12 millions de barils/jour en exporte le quart. Le point mort dans son cas n'est pas une donnée macroéconomique, mais simplement le seuil de rentabilité des puits produisant du pétrole de schiste. Le baril à 50 dollars est en quelque sorte une nécessité pour poursuivre.
La cassure – très nette – remet en cause l'apport pétrolier aux exportations des États-Unis et casse le transfert de valeur ajoutée qui leur bénéficiait. Se profile aussi un choc purement financier : les crédits liés à l'exploitation des pétroles non conventionnels pèsent environ 10 % de l'encours des crédits à taux élevés (High Yield) américains. Le risque de rupture sera géré par la Réserve Fédérale à coup d'injections, mais les pertes devront bien être écrites.
On ne voit pas comment la pression mise sur les États-Unis au milieu de la crise du COVID-19 pourrait trouver une issue géopolitique rapide. Les transferts de valeur ajoutée vers les pays importateurs (pays développés et Chine, mais pas États-Unis et Norvège) au détriment des exportateurs (des émergents) vont constituer un facteur de rebond conjoncturel. Les mesures monétaires annoncées ou à venir aideront plus à stabiliser qu'à entretenir le rebond qui demandera le temps que des actions de finances publiques soient acceptées, mises en oeuvre et produisent des effets.
Dans la conjoncture financière si heurtée et la conjoncture monétaire si incertaine, le pétrole est à la fois un indicateur et un driver. Peut-être autant sinon plus à suivre que les taux ou les changes. Ce qui ne vaut pas pronostic à l'heure qu'il est.