On aborde le cinquième mois d'épidémie, la huitième semaine de confinement dans certains endroits de l'Italie du Nord (et la sixième pour la Péninsule toute entière), la quatrième en Espagne, la cinquième en France, la troisième à New York. Les réseaux sociaux ou les chaînes d'information ont pu donner à chacun d'entre nous l'impression de saisir les problématiques sanitaires, de juger les politiques, d'anticiper sur des voies de règlement de la crise. Il y cependant un domaine où on appréhende les enjeux sur des bases qui sont plus accessibles et plus convaincantes. C'est l'économie. Des pans entiers d'activité dans les grands pays sont arrêtés et annoncent une vraie récession. Dans ce cadre, les marchés financiers jouent leur rôle en cherchant des points de stabilisation de façon à (re)trouver des possibilités de raisonnement un peu rationnel.
Si la récession est certaine, son ampleur et sa durée ne le sont pas. On a déjà constaté que les outils d'anticipation favoris des marchés et des investisseurs, comme les enquêtes de directeurs d'achat, ne sont pas pertinents. On se situe en dehors d'une distribution moyenne des statistiques qui permettent d'anticiper. Le thermomètre est momentanément hors d’usage.
On en est réduit à raisonner à partir d'indicateurs instantanés comme la consommation d'énergie et les transactions sur cartes bancaires ou des données retardées dont la principale est le marché de l'emploi.
Ce sont peut-être des opérations simples qui peuvent donner les premiers indices.
La première opération est la règle de trois. Quand une économie prend dans la figure entre 30 et 40% de baisse de la production de biens et pas loin de 25% de l'activité de services, on a une idée de l'ampleur de la récession sur le 1er et le 2ème trimestre. Evidemment, les économistes voudraient inscrire leurs scénarios dans une perspective plus longue, comprenant le rebond, voire une stabilisation. Les fourchettes sont larges : pour la France par exemple, certains conjoncturistes avancent encore une progression symbolique du produit national brut sur l'année quand d'autres pronostiquent une contraction de 15%. La deuxième opération simple est l'addition (et la soustraction). La chute du PIB sur l'ensemble de l'année va, dans les grands pays occidentaux, être « compensée » par un effort budgétaire qui sera d'une ampleur au moins équivalente. Pour une baisse de 10%, l'équivalent serait investi dans l'économie sur les fonds publics, indépendamment de fortes mesures prises par les banques centrales qui visent à préserver le crédit, mais n'ont pas les mêmes apports directs. Dès lors, pourquoi ne pas supposer qu'une soustraction suivie d'une addition pour un même montant aboutisse à une stabilisation de la dynamique de croissance sur les tendances d'avant le choc ? Pour trouver sur l'exercice 2021 un niveau d'activité qui approcherait celui de 2019..
Les marchés financiers se sont projetés à cette échéance. C'est apparemment vrai pour les dettes les mieux notées (investment grade) et, en particulier, pour les actions. Après un effondrement de plus de 35% entre février et mars, le rebond a dépassé le tiers de ce qui avait été perdu, en Europe, comme aux États-Unis. Les soldes par rapport au 31 décembre montrent bien que «retracement» traduit une certaine confiance : -10% à -18% à Wall Street, -17% au Japon,
-20% à 25% en Europe suivant la composition des indices.
Il n'est pas facile de faire des comparaisons avec les grandes récessions précédentes. Cependant, un point bas des indices boursiers de 45 à 50% de baisse, est fréquemment observé dans les 18 mois suivant le choc, avec des périodes de rebond assez vifs, mais avant un vrai changement de signe. La spécificité de la conjoncture actuelle – récession la plus forte depuis la deuxième guerre mondiale, mais un potentiel de rebond à court terme - peut expliquer cette confiance des marchés.
Attention toutefois au fameux biais cognitifs qui tentent les investisseurs : biais de surconfiance, de surréaction aux évènements les plus récents, de surestimation de la tolérance au risque. Car les fondamentaux finissent par s'imposer.
On a bien du mal à trouver les ratios qui permettent de se projeter. Ceci étant, sur la base d'estimations de bénéfices d'avant le choc, les actions des grands marchés se paieraient autour de 13 fois les bénéfices. On s'attendrait à 50% de moins voire plus, puisque les bénéfices vont chuter cette année.
Cette baisse des profits sera sévère au bilan 2020. Il n'est pas déraisonnable de la fixer en moyenne en Europe ou aux États-Unis entre 35% et 50%. C'est un rebond qui permettrait de retrouver le score de 2019 qui est donc anticipé avec ce multiple de 13.
Les cours d'aujourd’hui sur les grandes Bourses sont sans contestation le reflet d'un réel optimisme.
En payant les actions sur la base de profits réalisés hier, les investisseurs semblent écarter la théorie «du monde d'après». Nouveau monde ou pas, ils finiront par échanger les actions en fonction de la croissance de leurs profits et de leur capacité à verser des dividendes, eux aussi en croissance. Le retour à la réalité sera celui des Price Earning.
Ce monde nouveau, celui produit par la maxime du «quoi qu'il en coûte» se traduira par une phase de démondialisation, avec pour résultante une hausse d'impôts, tant pour des objectifs sociaux que pour payer un jour le prix des relances sans compter. M. Macron n'a pas craint, lundi de citer la déclaration des droits de l'homme «les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune» : cela signifie plus de redistribution, plus de dépenses pour le secteur public.
Le gonflement de la dette publique engendrée par la nécessité de stabiliser et de relancer les économies va majorer de 10% à 20% de point de PIB l’es endettements des États, alors que les ratios des entreprises se seront dégradés. Au-delà des réponses de techniques de finances publiques, cela débouchera successivement sur des taux d'intérêt très bas, puis sur de l'inflation, puis – dès que la croissance le permettra - sur des hausses d'impôts.
La grande inconnue est évidemment le rythme du rebond et du retour à une économie mondiale de croissance, même plus faible que la séquence des 10 ou 15 dernières années : on ne règlera pas d'un coup une telle crise de l'offre et de la demande. La démondialisation en est un des facteurs. Les impôts, l'inflation, ou la réduction du levier de dette des économies toutes entières, ce ne sont pourtant pas les sujets du moment dans les salles de marché.
Les investisseurs veulent oublier, avec le risque d'être déçus. Ils ont une raison pour cela: l'afflux de liquidités qui peut soutenir les actifs très en amont de la restauration conjoncturelle. Dans ce cadre, la gestion d'actifs n'est vraiment pas simple : le tri à terme sera plus sévère que par le passé.
Les vieux boursiers disent que « les chocs doivent être mis à profit pour acheter les grandes valeurs à la casse. Le symbole est «Krach ? Nestlé !». Cette La maxime des vieux bousiers reste vraie, néanmoins le fameux «monde de demain», plus centré sur le dynamisme interne des grandes économies et le raccourcissement des chaînes de production, sera aussi, porteur d'un modèle qui sera plus numérique, plus porté par des technologies nouvelles, dont les biotechnologies mais pas seulement.
Une croissance nouvelle, certes, mais une croissance réelle.