L'affaire a fait l'actualité et a pu un temps distraire les médias des interviews en flux continu de médecins et chercheurs analysant l'épidémie de COVID-19 en enchaînant les affirmations contradictoires. Le 20 avril le baril de pétrole qualité West Taxas Intermediate – le fameux WTI – a coté jusqu'à -40 dollars. Le cours de clôture sur les marchés était de -38 dollars. Nous aurons tous bien compris que le pompiste n'allait pas nous donner de l'argent pour faire le plein. Mais, derrière cet événement hors du commun pour le pétrole – et plutôt très rare même sur les marchés à terme de matières premières -, on ne doit pas occulter la réalité de la chute bien réelle des cours de l'or noir.
Ce qui s'est passé la semaine dernière, le jour du dénouement des contrats à terme, est un scénario exceptionnel. Les acheteurs de contrats sur les marchés à terme devaient vendre leurs positions ou se préparer à recevoir physiquement les barils. Les capacités de stockage encore disponibles sont pratiquement inexistantes dans le monde et celles qui pouvaient encore être appelées, aux États-Unis en particulier, n'étaient pas facilement mobilisables en raison d'un manque de moyens pour acheminer le pétrole. Les acheteurs ont été contraints de liquider leurs positions à tout prix.
Les pertes essuyées qui vont finir par être connues sont en quelque sorte la conséquence de la qualification du pétrole et de bien d'autres matières premières comme classe d'actif. Les détenteurs ne sont pas des utilisateurs et réalisent simplement un placement financier. Pas mal d'initiatives de gestion cherchant à désensibiliser les portefeuilles des variations boursières ont fait la promotion de ces prises de positions qui ne peuvent finalement qu'être spéculatives. Pour beaucoup à titre de diversification, pour d'autres à titre d'arbitrage, pour d'autres enfin dans des proportions excessives.
Ce qui est arrivé sur le marché du WTI mais pas sur celui du baril de brent resté positif, c'est un rappel – sévère – à la réalité des marchés à terme de matières premières : si il n'y a pas de consommateur final, l'actif n'a plus de valeur.
Le pétrole ce n'est pas de l'or qui est par définition fait pour être thésaurisé. Sa qualification en grande partie artificielle de classe d'actif s'état élargi à des porteurs jugeant particulièrement mal le risque notamment ceux qui ont pris le pari au travers des ETF, ces fonds indiciels cotés qui répercutent les cours d'un indice ou de tout autre sous-jacent.
Dans des proportions excessives, des investisseurs privés et institutionnels ont cherché à profiter de la baisse des cours du baril à partir de la mi-mars, lorsque le WT a cassé 27 dollars, à comparer à 63 dollars en début d'année. Les encours des ETF sur le pétrole américain ont été multipliés par 2,5 en moins de trois semaines. Des acheteurs de matières premières ne pouvant pas se faire livrer à l'échéance ne pouvaient pas négocier leur perte.
Cette perte, cette spéculation ratée, elle n'est que la conséquence gonflée par les effets des marchés dérivés d'une réalité : la chute des prix du pétrole. La stabilisation en forte baisse des cours du brent met à la fois une perspective et donne une confirmation. Dans la tempête sur le marché au comptant du WTI, le baril de brent a tenu au sein d'une fourchette 19 $ - 22 $. Ce n'est pas négatif, mais cela confirme aussi un effondrement par rapport aux 66 dollars du début de l'année.
La chute de la demande de pétrole par rapport aux 100 millions de barils / jour de 2019 s'est révélée nettement plus importante qu'attendu. On la situe à plus de 25 millions de barils/jour alors qu'avant la mise sous cloche de l'économie mondiale, une guerre des prix avait été lancée par l'Arabie Saoudite (au nom de l'Opep) et la Russie. L'excès de production par rapport à une demande alors estimée en baisse de 1 % par rapport à 2019 était estimé début mars à 4 %, ce qui avait entraîné la première jambe de baisse des cours, de 66 dollars en janvier à 40 dollars mi-mars.
Les annonces de réduction à partir du 1er mai de mise sur le marché par la Russie et l'Opep, visant 10 millions de barils/jour en moins, ne permettront pas de stabiliser le marché et d'éviter les problèmes de stockage.
Les marchés du pétrole s'adaptent très progressivement. Ce n'est pas simple de « fermer un puit », pas plus que d'en mettre un nouveau en exploitation quand les cours s'envolent. Mais la récession mondiale qui se dessine, la chute plus forte encore du commerce international marquent l'entrée de l'industrie pétrolière dans une ère nouvelle.
Ce sont les producteurs d'Amérique du Nord, en particulier les spécialistes du pétrole de schiste qui sont les plus vulnérables au changement de donne. Deux caractéristiques cadrent leur évolution : la possibilité de cesser l'extraction plus souple que pour des producteurs de pétrole « conventionnel » et les montages financiers à effet de levier qui peuvent y contraindre.
Les cours à terme, ceux sur lesquels se font les échanges réels donnent une idée de l'équation pour les exploitants du schiste. Le baril WTI cote un peu moins de 17$ sur le marché spot comme pour l'échéance juin, contre 22$ et 25$ pour le brent qui supporte en ce moment moins de surproduction. Ce qui compte pour les producteurs américains, ce sont les échéances plus longues : 29 $ pour un baril WTI à la fin de l'année, 34 $ fin 2021. On se situe loin du point mort des puits de schiste qui est voisin de 40$. Sur les marchés, ce niveau n'est pas attendu avant juin 2023.
Les puits de schiste vont donc devoir fermer en masse, la production américaine, la première du monde en 2019 avec 13 millions de barils/jour être diminuée du tiers à la moitié. Les 415 milliards de dollars d'obligations émises par le secteur provisionnées au moins en partie.
La disparition partielle pour cinq à 10 ans de cet acteur qui a bouleversé le marché du pétrole apparaît inéluctable. Les implications en terme d'indépendance énergétique (les États-Unis étaient exportateurs nets), de dynamisme économique pour les États producteurs et pour l'investissement américain pris dans son ensemble ou de conséquences politiques, s'annoncent très fortes.
L'équilibre du marché pétrolier mondial ne sera pas rétabli par cette seule remise en cause. Mais les cours à terme du baril WTI et plus encore du brent montrent une réalité : les acheteurs finaux anticipent une stabilisation en hausse.
Le transfert de richesse des pays producteurs vers les grandes économies (États-Unis exceptés) va être assez bienvenu dans la reconstruction d'une croissance après la récession de 2020. Évidemment, les pays producteurs devront adapter leurs équilibres financiers, souvent dans la douleur.
Les implications pour le secteur pétrolier qui devra mener à bien son ajustement de périmètre seront sévères pour les équipementiers avec une baisse des dépenses d'investissement de la part des producteurs. Ces derniers ne sont pas forcément dans une passe destructrice. Ils savent gérer les baisses des cours et, avec le recul des livraisons à terme, des termes de l'échange entre 30 et 40 dollars par baril laissent la place à de confortables profits et des dividendes plutôt assurés.