Les données trimestrielles sont tombées, aussi bien pour les entreprises que pour les statistiques macroéconomiques. La rapidité de la mise en place de mesures d'arrêt des économies n'avait pas vraiment permis aux spécialistes d'anticiper sur les chiffres réels. On commence à faire les comptes encore partiels de ce blocage conjoncturel, sans bien sûr anticiper sur la reprise d'activité, son périmètre, son rythme et, moins encore les mutations que portera ce « monde d'après ».
Les grandes économies occidentales sont plutôt synchrones, eu égard aux différences de calendrier des mesures de blocage. Le produit intérieur brut américain s'est contacté de 4,8 % au premier trimestre (rythme annualisé). Ce recul se compare avec 4,2 % en Espagne, 4,7 % en Italie, 5,8 % en France, et 3 % en moyenne pour la zone euro.
Ces chiffres ne sont évidemment qu'une indication de la récession à enregistrer puisque, par exemple en France, le trimestre de 90 jours n'a souffert que de 14 journées de confinement. C'est le marché de l'emploi qui donne une idée de la suite des choses.
En France, aux 3,7 millions de chômeurs sans emploi se sont ajoutés plus de 11 millions de bénéficiaires d'indemnités de chômage partiel. La population active (qui statistiquement comprend les chômeurs) est de 30 millions de personnes : 40 % sont au chômage, la proportion approche 60 % pour le secteur marchand. L'Allemagne dénombre 2,6 millions de chômeurs et 10,1 millions de « chômeurs partiels ». Aux États-Unis, 30 millions de chômeurs sont inscrits, dont 18 millions seulement perçoivent une indemnité (la notion de chômage partiel n'existe pas). 12,4 % de la population active américaine est sans emploi.
De ces observations, on conclut fatalement que la dynamique de contraction de l'activité est telle qu'elle ne va pas s'inverser rapidement. Les grands organismes mondiaux ou nationaux ont continué à réviser leurs estimations. Ils sont toujours en retard, mais commencent à s'aligner. Le Fonds Monétaire International est désormais à 3 % pour la récession de l'économie de la planète cette année, sur des hypothèses d'inflexion de l'épidémie à partir de l'été. Dans ses scénarios, une récession de 7,5 % pour la zone euro, 6,5 % pour le Royaume-Uni et 5,9 % pour les États-Unis. Une croissance de 1 % en Chine par rapport à une norme comprise entre 5,5 % et 6 % n'est pas forcément une hypothèse encourageante.
Les conjoncturistes privés sont nettement plus en avance – ou plus pessimistes. Cela posé, c'est l'incertitude qui est la marque des scénarios. Les spécialistes d'Invesco ont relevé que sur les 81 prévisionnistes du panel de Bloomberg, la médiane pour l'économie américaine en 2020 se situe à -3,5 % pour des projections extrêmes allant de -10,8 % à +1,7 %.
Pour se projeter, plutôt que de se référer aux indicateurs avancés statistiques (pas facile d'analyser l'effondrement des fameux PMI « services »), la mesure la plus crédible peut venir des marchés financiers. Instruments d'anticipation par excellence, les marchés de l'argent et les Bourses offrent l'avantage de la multiplicité des sources et, bien sûr, de la responsabilité de l'investissement
De ce point de vue, la photographie n'évolue guère depuis la mi-avril. Avec, certes, des écarts qui peuvent être violents, les indices se sont stabilisés : autour de 24.000 points pour le Dow Jones, de 2.900 pour l'euro-stoxx 50, de 4.500 pour le CAC 40, au-dessus de 8.500 points pour le Nasdaq (Composite), un peu en-dessous de 20.000 pour le Nikkei 225.
Des baisses moyennes de 35 % sur les grandes Bourses de mi-février à mi-mars ont été suivies par des rebonds de 20 %. Ces chiffres situent cette conjoncture dans une configuration classique, au-delà de sa brutalité. C'est le tiers de la chute initiale qui a été « retracé » et a été suivi d'une stabilisation.
Au bilan, on constate que les investisseurs n'anticipent pas sur la récession, au contraire. Alors que les bénéfices des sociétés cotées aux États-Unis, au Japon ou en Europe sont attendus par les analystes financiers en baisse de 12 % à 20 % et sont appelés à être encore sensiblement révisés, les marchés amortissent ce choc. La réévaluation des multiples sur les Bourses, après une année 2019 déjà marquée par un recul des profits (États-Unis exceptés) traduit ainsi une anticipation de forte reprise.
L'analyse doit bien sûr être poussée par secteur. On retiendra des estimations des analystes financiers - même si elles paraissent excessivement optimistes – que les bénéfices sont attendus en progression cette année pour quatre secteurs au plan mondial : la consommation courante, la santé, les services publics et la technologie.
C'est ce dernier secteur qui attire l'attention : les trois autres sont peu cycliques et la santé va être portée par des budgets en hausse. Les activités technologiques sont, pour une grande part assurément soumises au cycle et ne sont pas inoxydables dans une conjoncture générale qui va être marquée par une réduction des investissements.
Pas inoxydable ? Sûrement pour bon nombre d'entreprises. Mais, en revanche, les supergéants semblent vaccinés. Les chiffres d'affaires des fameux Gafam ont progressé dans ce premier trimestre de récession. Les progressions sont supérieures à 10 % pour Google, Amazon, Facebook et Microsoft. Apple, le plus vulnérable, affiche tout de même une avance de 1 %. Les modèles des entreprises permettent aux bénéfices de suivre, voire d'amplifier. La puissance paie et permet de passer la crise : c'est bien sûr le cas pour Amazon porté par les confinements mais, aussi, pour Facebook dont l'audience progresse encore, alors que Google profite de sa croissance externe à tout prix et que la numérisation de l'économie se poursuit au profit de Microsoft et Apple.
Ce sont les Gafam qui permettent au Nasdaq d'afficher une baisse de moins de 5 % depuis le début de l'année. C'est pas mal dans une récession, et le compartiment gagne encore plus de 7 % sur un an. Les géants de la technologie américaine (on pourrait dire mondiale) tirent le Nasdaq : leurs actions affichent une hausse moyenne de 23 % sur un an. Depuis le début de l'année, si les actions Alphabet (Google), Apple et Facebook sont stables, Microsoft a gagné 10 % et Amazon 20 %.
Bien sûr, ce sont les politiques des banques centrales qui ont permis la stabilisation des Bourses. La réserve Fédérale ou la Banque Centrale Européenne ne sont pas loin du moment où elles vont suivre la Banque du Japon en étendant aux actions leurs achats d'actifs à carnet ouverts.
Mais la puissance des Gafam et leur faculté à profiter sans limite de leurs positions sur des marchés à barrières d'entrée infranchissables est un autre aspect de la (sur?)valorisation des indices. Ces géants pèsent 22 % de l'indice S&P 500 et, d'une certaine façon ont ainsi étendu leurs monopoles opérationnels à la finance mondiale et, singulièrement aux engagements de retraite des ménages américains.
L'après crise doit être marqué par une nouvelle phase de démondialisation, par le raccourcissement des chaines de valeur. C'est ce qu'on appelle déjà « le nouveau monde ». Il devra amortir un endettement record, au prix de pression sur les investissements, mais, aussi et surtout, de hausses d'impôts.
Dans la définition des règles du jeu marqué au travers la planète par une fiscalité revue progressivement en nette hausse, se profile bien sûr l'élection présidentielle américaine. Une réélection de M. Trump donnerait peut être sa chance à un maintien pour un temps des règles mises en place depuis le début des années 1980 avec la révolution souvent baptisée Reagan-Thatcher. Une élection démocrate accélérerait en revanche ce retour de l'État et de fortes hausses d'impôt, avec un effet buvard sur les pays occidentaux. Cela va être la question des semaines qui viennent sur les marchés financiers.
Les Gafam se veulent au-dessus des puissances publiques, sont au-dessus de leurs lois fiscales, certains d'entre eux se placent même comme définissant une nouvelle religion ou une nouvelle humanité. Leur puissance économique et financière leur permet en tout cas de ne pas craindre grand-chose, ni des États, ni même en apparence des crises économiques. Ils ne sont pas trop gros pour faire faillite (ce qui ne les guette pas vraiment). Ils sont peut-être trop importants dans les équilibres de la finance et des organismes de retraite pour que leur puissance puisse être contestée par un Parlement comme ont pu l'être les compagnies pétrolières américaines au début du XX° siècle. Le « monde de demain » sera-t-il défini pour eux, avec eux, sans eux ou contre eux ?