Le rebond si vif et si rapide des Bourses qui, malgré la chute de cette semaine ont repris entre la moitié et les deux tiers de leur baisse pour les grands indices, mais sensiblement davantage pour les secteurs technologiques et, singulièrement, les géants américains laisse évidemment perplexe. Les scénarios 2020 s'affinent et confirment une convergence vers une nette récession. La contraction de l'économie mondiale est estimée par l'OCDE à 6 % dans un scénario « optimiste » (!), c'est à dire avec une épidémie qui reste sous contrôle, et à 7,5 % dans un schéma de deuxième vague. Pour les États-Unis, le consensus est d'un peu moins de 6 % de récession ; pour la zone euro 7,7 %.
Après la crise sanitaire, la crise économique peut se développer, avec de très fortes incertitudes. Les investisseurs semblent faire fi de cette évolution difficile qui sera évidemment amplifiée en matière de bénéfices des sociétés cotées. Quelles explications : L'anticipation d'une accélération de l'amélioration ? Le biais cognitif d'optimisme ? La valorisation ? Bien sûr, surtout l'afflux de liquidités et le maintien de taux d'intérêt bas, inexistants ou négatifs : les banques centrales font la tendance. Et c'est Jerome Powell, le patron de la Fed qui a provoqué le recul de la semaine comme il avait permis les hausses précédentes.
Les indicateurs avancés classiques – les intentions des directeurs d'achat – avaient perdu leur crédibilité pendant les arrêts des économies. Ils la retrouvent progressivement et, sans permettre des prévisions précisément chiffrées, ils montrent la tendance. C'est une vive reprise.
Évidemment, après des semaines ou des mois d'économie tournant à 60 % voire à 50 % dans certains cas, il y a de la marge de rattrapage mécanique. Mais, en tout cas, la récession ne se prolonge pas avec le retour – qui sera très progressifs – à la normalisation.
Si on considère des indicateurs réels, l'exercice est délicat et demande forcément le temps de la constatation. Les organismes comme l'INSEE ont mis en production des indicateurs instantanés sur lesquels ils font travailler leurs bases de données depuis un moment. Ces données « de haute fréquence » comprennent par exemple la consommation d'électricité, les achats par carte bancaire, le fret ferroviaire, les requêtes sur les moteurs de recherche. Elles permettent d'estimer, pour la France, le rebond mécanique sur les semaines de récession. La consommation serait revenue à 94 % de son niveau du début d'année.
Il est tentant de prolonger la tendance du rebond conjoncturel (largement technique) et, finalement, de remettre en cause les scénarios pour l'ensemble de 2020 évoqués plus haut et, plus encore, le pessimisme des conjoncturistes pour 2021. L'OCDE n'envisage pas que le niveau de 2019 puisse être retrouvé l'année prochaine : pour l'économie mondiale, la projection optimiste avance 5,2 % de croissance, la pessimiste la limite à 2,8 %. Pour notre pays, la Banque de France anticipe une récession de 11 % cette année, suivie d'une croissance de 7 % en 2021 et de 4 % en 2022.
S’il se confirmait, le net rebond économique des dernières semaines permettrait d'aller plus vite et plus haut. Le rendez-vous de retour à un environnement normalisé de 2019 est pourtant fixé au second semestre 2022 par les conjoncturistes de marché comme par ceux des grandes institutions.
De fait, on n'a rien vu des conséquences de la récession, pas plus que des changements de comportement des agents économiques, sans compter les pressions renforcées sur le commerce international. La stabilisation des marchés de l'emploi ne peut être envisagée avant au moins un an et c'est sur cette base seulement que se bâtira le cycle et pas simplement sur un rattrapage post-confinement, mais en amont des dégâts.
Pour autant, la tendance naturelle est d'y croire dans l'ambiance de libération qui est un peu la nôtre. C'est un biais cognitif assez classique des investisseurs sur les marchés financiers. On le résume ainsi « le biais d'optimisme fait croire à l'investisseur que ce qui est bon pour lui se produira. La pensée magique concourt à l'optimisme dans l'avenir en suggérant, de manière fallacieuse, qu'il existe un lien entre des actions individuelles et des événements macroéconomiques. » (1)
Le biais cognitif d'optimisme peut s'appuyer sur la période en effet un peu « magique » que nous traversons : les effets de la récession sur le tissu des entreprises ne se sont pas fait sentir, pas plus que ceux sur le marché de l'emploi. Les faillites, les fermetures de sites ou d'établissements, les licenciements sont pour la fin de l'année et, selon certains, surtout au 1er semestre 2021. Un simple exemple : la consommation en France ces trois dernières semaines, en recul de « seulement 6 % » sur un an. Les chiffres d'affaires de différentes entreprises liées à la consommation confirment la statistique. Prendre le pari du maintien au minimum de cette restauration et même une poursuite assez rapide n'est pas illogique et, finalement, pourrait être confirmé malgré le biais d'optimisme qui sous-tend l'analyse et, partant l'investissement.
La stabilisation du S&P 500 ou du Nikkei 225 10 % au-dessous de l'euro Stoxx, niveau de fin d'année, et de l'Euro Stoxx 50 sur une baisse de 17 % semble a priori une marque de cet optimisme. La baisse des bénéfices cette année sera comprise entre 20 et 30 % et seuls les secteurs Technologique, de la Santé et des Services publics sont attendus avec une légère progression. Il est illusoire d'imaginer que les profits soient restaurés au mieux avant la deuxième partie de 2022.
La baisse des cours est nettement inférieure à celle des profits ce qui traduit une réévaluation des multiples de valorisation. Ces rapports des capitalisations boursières aux bénéfices (PE) en hausse traduisent une anticipation d'amélioration en 2021 et en 2022. Ainsi, les ratios américains ont retrouvé des niveaux qui sont ceux de la bulle des années 2000.
Pour autant, sur les estimations à 12 mois – qui sont évidemment bien hasardeuses - , le ratio n'est supérieur que de 30 % à sa moyenne historique pour les actions américaines et il est inférieur de 20% à la moyenne pour l'ensemble des actions cotées du reste du monde, tiré à la baisse par les émergents. Les rendements des dividendes apparaissent plutôt acceptables dans le même temps : dans la moyenne hors États-Unis, de 1,8 % contre un historique de 1 % supérieur à Wall Street. Mais il s'agit d'estimation et on sait que les analystes financiers ajustent leurs objectifs avec retard et ces calculs ne prennent pas en compte la rémunération des actionnaires via des rachats d'action qui a été très forte ces dernières années.
L'optimisme des marchés est certainement un excès sur les fondamentaux d'aujourd'hui. Mais il peut aussi se justifier à terme et être simplement un excès d'anticipation de l'amélioration à 2 ans.
L'optimisme, l'anticipation ou les ratios ne sont pourtant pas au coeur de cette santé des Bourses qui semble insolente. La hausse doit (presque tout) à la situation de liquidité des économies. Les États se mobilisent pour investir des montants qui vont nettement dépasser 10 % de la richesse produite. Il s'agit pour eux de compenser le chiffre de récession de cette année et d'aller au-delà pour atténuer les sentiments négatifs des agents économiques qui en découlent. Ces efforts budgétaires constituent un soutien aux économies, mais n'a pas d'effet direct sur les Bourses.
Il n'en va pas de même pour les injections monétaires des banques centrales : leurs achats de créances arrosent les banques et en final, les marchés financiers. Certaines ont élargi leurs interventions à des dettes privées, y compris émises par des sociétés de solidité financière médiocre et même aux actions dans des cas extrêmes. Elles imposent par leurs achats, mais aussi en fixant les taux directeurs qui s'imposent aux banques, des rendements faibles ou négatifs sur les placements de taux. En découle le fameux précepte « Tina » : pas d'alternative aux actions (There Is No Alternative to stocks). L'argent injecté finance les États d'une part (et donc leurs investissements), d'autre part est orienté mécaniquement.
Et cela va durer …
Ces deux dernières semaines, la Banques Centrale Européenne et la Réserve Fédérale ont réuni leur comité monétaire.
La BCE a annoncé une augmentation de ses achats de créances, tant pour l'ajustement quantitatif (QE) que pour le programme d'achat d'urgence de pandémie qui est doublé pour atteindre 1.350 milliards d'euros. Les programmes vont se poursuivre encore environ 12 mois. De plus, les produits et remboursements des créances seront réinvestis (au moins) jusqu'à la fin 2022. C'est la poursuite de sa stratégie, et les sommes du QE devront sans doute être relevées à partir de cet automne. Si elle pèse sur les taux longs avec ses achats d'obligations, elle laisse au niveau négatif actuel ses taux directeurs : il n'est pas forcément utile d'aller plus loin.
Ce qui frappe dans la confirmation de ses programmes, c'est la réserve pour de nouvelles actions que se garde la banque de Francfort, ce qui confirme ses craintes d'une récession qui s'installerait. Ce qui frappe aussi, c'est le consensus européen de soutien « quel qu'en soit le prix » : il n'est pas neutre de lire les propos du gouverneur de la banque des Pays Bas qui affirme « qu'il ne serait pas raisonnable de précipiter la consolidation des finances publiques après la crise ». Les liquidités vont continuer à être déversées avec la bénédiction de l'Allemagne et ses satellites, et le bilan de la BCE va assez vite atteindre 50 % du produit intérieur brut de la zone.
Du côté de la Réserve Fédérale, les achats du QE restent maintenus à leur (haut) niveau alors que les taux directeurs resteront quasi-nuls jusqu'en 2022. Et les objectifs dévoilés au-delà (la guidance) sont très bas. La Fed ne semble pas imaginer une restauration du marché de l'emploi avant 2023. Le bilan de la Fed a plus que doublé depuis les 3.500 milliards de dollars de début mars. Il pèse le tiers du PIB et les injections à venir vont représenter encore 0,6 % de plus par mois.
C'est la liquidité qui va guider encore et toujours les variations boursières. Richesflores Research a publié cette semaine une intéressante évolution historique qui la mesure. Il s'agit du rapport entre la masse monétaire M2 (monnaie fiduciaire et dépôts mobilisables à vue) et le produit intérieur brut américain. Normé entre 55 % et 60 % de 1955 à 1985, il a été stabilisé à moins de 50 % dans les cinq dernières années du siècle dernier. Il remonte fortement depuis 2010 et ; aujourd'hui le rapport atteint 75 %, niveau inconnu depuis l'immédiat après-guerre. La mobilisation générale est bien là ! Restera – un jour ? - le risque d'inflation que cet afflux peut porter et qui rognerait le soutien absolu des banques centrales aux marchés financiers.
(1) Michael Mangot. Psychologie de l'investisseur et des marchés financiers . Dunod