Encore et toujours les marchés financiers prennent les mauvaises nouvelles sanitaires qui tombent depuis quinze jours comme de bonnes nouvelles pour la valorisation des actifs. Leur certitude du sauvetage « quel qu'en soit le prix » des économies par les grands États et les grandes Banques Centrales leur permet d'enregistrer les informations d'un regain de foyers d'épidémie dans le monde, pas avec simplement sérénité, mais avec la certitude (ou presque) d'un nouvel afflux de liquidités. La fuite de la monnaie ne se traduit pas par l'inflation des biens et services, mais par celle des actifs, en premier lieu les actions.
Il y a cependant une conséquence de l'épidémie qui n'est peut-être pas encore prise en compte : le changement de favori de l'élection présidentielle américaine.
La corrélation entre la situation sanitaire et le redressement économique dans le monde semble pourtant évidente. Jerome Powell, le président du bureau de la Réserve Fédérale l'a affirmé avec force la semaine dernière. Pour les États-Unis, la clé est la consommation qui a permis les performances hors du commun d'un cycle de croissance qui aura atteint la durée record de plus de 10 ans et demi. L'épargne forcée des américains pendant l'arrêt des économies peut, si la confiance n'est pas entamée par les perspectives du marché de l'emploi, provoquer un vrai choc positif de consommation. L'analyse vaut pour toutes les grandes zones et, en France, le rebond depuis deux mois, s'il ne permettra bien sûr pas de compenser le trou des semaines dites de confinement, est assez vif.
On comprend ce que cela implique : quels que puissent être les rythmes de reprise dans les différentes zones économiques mondiales, on va pouvoir compter sur le soutien des budgets et des banques centrales. Il serait en effet imprudent de croire que le rattrapage après la levée des blocages des économies assure un scénario dynamique d'activité et de demande. Après le rebond assez largement mécanique, la visibilité peut peser sur l'offre comme sur la demande.
Cette stimulation de la demande va être la priorité. Pour cela, les États-Unis ont (une fois encore) un avantage : les perspectives de l'emploi. C'est le seul des grands pays où les perspectives de chômage à échéance de la fin de l'année sont en recul. Évidemment, les modes de calcul et ceux des indemnisations sont spécifiques, en particulier pour les mécanismes de chômage partiel qui ne sont pas prévus aux États-Unis. Mais la rapidité du rebond y est plus forte que dans le reste du monde. En tout état de cause cependant, en Amérique comme ailleurs, le taux de chômage début 2022 sera supérieur à son niveau de janvier de cette année.
Au total, les mesures franchement novatrices en matière économique, monétaire, fiscale et règlementaire vont rester une obligation. Et leurs conséquences de long terme sur un environnement mondial qui reviendrait aux fondamentaux des années 1960 ou 1970 relèvent des débats d'expert et ne sont vraiment pas la question du moment.
La question du moment, c'est que la persistance des soutiens à tout prix doit faire face à une donne politique américaine qui peut bouleverser les choses.
Il y a six mois, la réélection de M. Trump était tenue pour acquise, en tout cas du coté de Wall Street. Aujourd'hui, à l'inverse, le succès de Joe Biden apparaît très probable. Et, plus encore qu'une victoire, les sondages dans les États – y compris les plus sûrs pour le camp Républicain – lui permettent d'espérer un triomphe, lui donnant une majorité au Sénat (mais pas encore 60 % des sièges) comme à la Chambre des Représentants.
Les perspectives économiques à un ou deux ans ne seraient pas bouleversées par le changement d'administration. Mais celles à plus long terme sans doute oui, et celles des marchés financiers, certainement oui.
Le relèvement de l'impôt sur les sociétés est un engagement qui serait tenu sans délai et, dans une perspective de hausse qui se prolongera, il aura un impact direct sur les bénéfices des sociétés cotées. Singulièrement, les géants de la technologie vont encaisser les premières limitations règlementaires et fiscales à leur puissance hégémonique. Les Gafam pèsent aujourd'hui plus de 20 % de l'indice S&P 500 : elles semblent intouchables, « trop grosses pour être réglementées ». Mais l'élection de Biden ne ferait sans doute qu'accélérer l'action antitrust qui est une des marques des institutions américaines.
Les économistes ont souligné depuis maintenant plus de trois ans la répartition très déséquilibrée des fruits de la croissance américaine (et mondiale d'une certaine façon). Sans emprunter les caricatures politiques du type « plus de pauvres de plus en plus pauvres, moins de riches de plus en plus riches », les plus libéraux des théoriciens américains ont souligné la nécessité de corriger la dynamique inégalitaire, faute de quoi la croissance économique se tarirait progressivement.
Le paradoxe est évidemment que l’utilisation – nécessaire - sans compter des soutiens monétaires et budgétaires et la fuite de la monnaie consécutive vers les actifs renforcent et va renforcer encore ce frein à l'expansion économique.
Pour autant, dès que ce sera possible et sans doute même un peu avant, le programme démocrate va se mettre en place : hausses d'impôts sur les sociétés et sur les hauts revenus, renforcement du poids de l'État, révision du système de santé ou de l'éducation (hausse des prélèvements obligatoires), taxes sur les transactions financières, sur les émissions de carbone, … La priorité va être donnée à la réduction des fractures sociales.
Une des difficultés de l'exercice va tenir aux pressions sur la croissance exercées dans le même temps par la démondialisation et, spécifiquement, par la guerre commerciale et de souveraineté numérique avec la Chine, sujet sur lequel les Démocrates ne sont pas moins mobilisés que les Républicains
Sur les marchés financiers, le court terme et le moyen terme vont profiter encore des soutiens économiques surpuissants et de la croissance qu'ils vont assurer, même sur un rythme plus réduit. Mais les investisseurs devront à un moment ou l'autre prendre en compte le scénario de bouleversement politique aux États-Unis. La pression sur les profits des compagnies cotées sera assez vite à encaisser. Mais, bien au-delà des ratios d'évaluation, le bouleversement toucherait le fonctionnement même de l'économie américaine et, en conséquence, celui des pays de l'OCDE.
Évidemment, M. Trump n'est pas battu d'avance et il a déjoué tous les pronostics il y a deux ans. Mais gagner une présidentielle américaine avec un chômage de plus de 10 % de la population active n'est pas facile.