Les lendemains de « sommets » internationaux ressemblent aux soirées électorales à la télévision : il n'y a que des gagnants. Les conseils européens qui doivent réunir une adhésion de 27 chefs de gouvernements (ou même d'État dans le cas où ce dernier a le pouvoir réel comme en France) font plus que confirmer la règle. Les célèbres « marathons de Bruxelles » jouent les scènes de cohésion, de fausses ruptures, de bras de fer, de cabales et de retournements d'alliances, de surenchères d'intérêts nationaux, de consensus plus ou moins mous, de vraies ambitions communes aussi. Le conseil des derniers jours qui s'est étendu sur cinq journées a approché les records de durée. Il est naturel qu'il approche aussi les records de communications triomphalistes de toutes les parties. Cela posé, il y a réellement du nouveau dans l'accord pour le plan de relance économique. Les montants, leur affectation bien sûr. Les contreparties envisagées aussi. La gouvernance des enveloppes encore. Le financement par emprunt commun peut-être surtout.
Le montant de 750 milliards d'euros proposé par la Chancelière allemande et le Président français a été validé. Même s'il s'ajoute en partie à des budgets très ambitieux annoncés par les pays (qu'il va financer aussi en partie), le plan n'est pas hors de proportion avec les besoins : il va représenter plus de 6,5 % du produit intérieur brut de la zone euro cette année. Bien sûr, les moyens ne sont pas ceux mobilisés aux États-Unis. Les données ne sont pas vraiment comparables, mais les deux plans annoncés depuis le début de l'épidémie – le deuxième devra être validé au Congrès en août- approcheront 20 % du PIB.
Les fameux 750 milliards de l'Europe se répartissent en prêts (remboursables évidemment) accordés aux États membres pour un montant de 360 milliards et pour le solde de 390 milliards en subventions.
Les pays qui ne profitent pas de stratégies de dumping fiscal et social sont les premiers sur la liste des dotations. Pour l'enveloppe de subventions le quinté de tête (dans l'ordre l'Italie, l'Espagne, la France, la Pologne et l'Allemagne) pèse 264 milliards d'euros. 68 % des subventions pour les trois grands pays de la zone euro et pour les suivants dans le palmarès parmi les plus fragiles.
La France va encaisser un peu moins de 40 milliards d'euros qui vont contribuer à financer le plan de 100 milliards annoncé par le gouvernement Philippe. Il a fallu aux trois grands pays que sont l'Allemagne, la France et l'Italie, composer avec les champions du dumping fiscal qui ont su construire des avantages concurrentiels intra-européens. L'exemple est l'Irlande, qui a gagné cette semaine une bataille pour le détournement des taxes sur les profits des Gafam dans le Vieux Continent. Mais le champion de la concurrence biaisée, qui s'est proclamé celui des « pays frugaux », ce sont les Pays-Bas qui ont obtenu pour leur clan des rabais sur le financement du plan global, renforçant encore à leurs yeux leurs avantages compétitifs. C'est en forme atténuée le retour du « I want my money back » de Mme Thatcher.
Comme toujours dans les négociations européennes, les chefs de gouvernements se sont focalisés sur les intérêts de leur pays et sur les enjeux électoraux nationaux à venir.
Subventions ou prêts, la nuance n'est pas simple dans le monde du moment qui n'envisage pas vraiment de remboursements des dettes publiques à échéance de proche ou de moyen terme. L'idée d'une dette comme celle qui va être émise par l'Union Européenne est le refinancement perpétuel sur les marchés financiers.
Dans le court terme, c'est la réalité en masse des budgets publics qui doit permettre de passer le creux de conjoncture qu'on doit prévoir à partir de cet automne et pendant plusieurs trimestres, après le rebond mécanique de l'activité suivant les arrêts des économies. Le rattrapage passé, la croissance s'est déjà infléchie en Chine, le premier pays à avoir confiné, puis « déconfiné ». L'importance des soutiens montre aussi la volonté générale de relever la croissance potentielle des économies avec des investissements dans des secteurs nouveaux ou en mutation.
Les engagements ne répondront peut-être pas tout à fait aux demandes, mais le plus gros est sur la table et, il ne peut être question d'ergoter sur la comparaison de plans au travers des grands pays : on peut conclure de cette issue en Europe, que le nécessaire sera fait partout au sein de l'OCDE, et que les moyens seront trouvés.
Les modalités d'engagements pris en contrepartie des aides ne sont pas très nettes, le langage diplomatique ayant fait son travail. Il faut cependant retenir que les pouvoirs de la Commission Européenne sont à la fois renforcés et un peu cadrés : les contestations sur les dépenses peuvent venir d'un des États membres, qui aurait le pouvoir de bloquer un moment les transferts, mais la Commission trancherait in fine.
Ce saut dans le fédéralisme est la grande évolution de l'accord. Il imaginerait que ce soit cette fameuse commission qui puisse censurer des dépenses décidées par des gouvernements issus du suffrage universel. On imagine aussi que des remontrances sur « le respect de l'État de droit » puissent prononcer des sanctions financières avec « une majorité pondérée » des États membres.
La validation de l’accord par 27 parlements et, ensuite, la pratique et la politique passeront par là et atténueront sans doute plus que largement ces aspects de l'accord qui seront très contestés.
Ce qui, en revanche, est un acquis fédéraliste, c'est la façon dont le plan sera financé. L'enveloppe de prêts remboursables viendrait d'une ponction sur le budget à long terme de l'Union Européenne (jusqu'en 2027) qui représente 154 milliards d'euros par an. Pour l'enveloppe de subventions aux États, la levée d'une dette de l'UE est annoncée. Ce sera le vrai pas : un endettement garanti par l'UE le sera à terme par chacun des membres. Ces euro obligations (il faudra bien les nommer, en essayant d'éviter un jargon anglais) impliquent une solidarité inconnue jusque-là et, aussi, une fiscalité supranationale.
On n'en est certes pas à la dette fédérale américaine, créée dès la fin du XIXème siècle par ce qu'on a appelé le moment de Hamilton * : mise en commun des dettes publiques. Mais, déjà, l'Union Européenne va dépasser le stade d'association d'États, pour celui de groupement solidaire.
La conséquence de cette dette mutuelle, de son refinancement, et sans doute de son fort développement sera d'assoir son service au-delà du budget européen qui ajoute les contributions des États membres. L'impôt fédéral apparaît assez inéluctable, et, déjà, pour qu'il puisse être accepté, Mme von der Leyen, la présidente de la Commission, a proposé une taxe aux frontières qui serait ainsi acquittée de façon indolore par les agents économiques européens.
Pour les marchés financiers, ce nouvel emprunteur sera très bienvenu : avec de fait, la garantie des grands États solvables comme l'Allemagne ou la France, un taux d'intérêt légèrement supérieur devrait être offert.
La direction extraterritoriale prise sur les questions de solidarité et de budgets, la direction fédérale prise par le financement - emprunts et impôts - d'une partie du plan de relance expliquent pourquoi, bien que validé par 27 chefs de gouvernements, il ne le sera sans doute pas en l'état. Pour le court terme, le plus important est les montants qui vont être investi dans les économies. C'est ce qui compte.
* En 1790, le premier secrétaire d'État au Trésor