Le secteur technologique pèse près de 40 % de la capitalisation américaine : parfum de la bulle de 2000 ?
C'est au-delà des analyses fondamentales que Wall Street a trouvé le support pour son record. Il n'est pas certain que ce soit dans l'anticipation d'une croissance économique relevée dans les premières années du mandat présidentiel de M. Biden ou du deuxième mandat de M. Trump qu'il faille chercher l'explication.
La composition de l'indice Standard & Poor's et, au-delà, celle de la Bourse américaine et des portefeuilles qui y sont investis joue à plein. Derrière l'indice, il y a les géants de la technologie. Si l'indice progresse de 4,4 % depuis le début de l'année, cela est dû à la nouvelle étape de hausse des actions des fameux Gafam (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Alors qu'en moyenne, les actions américaines ont cédé 4,5 %, les Gafam ont compensé et au-delà.
Le poids des cinq mammouths au sein de l'indice dépasse 23 % et, au-delà, le secteur, incluant les acteurs de l'internet, des médias numériques et de la vente directe approche 40 % du S&P. Il y a comme un parfum qui rappelle la crise des TMT de 2000. Pourtant la donne n'est – pas du tout – la même.
Des profits en hausse cette année pour les technos et des bilans très solides
Le premier point est la solidité des comptes. En 2000, les capitalisations étaient basées compte tenu des espoirs de chiffre d’affaires. Aujourd'hui, ce sont des bénéfices qui sont pris en compte. Et ce sont des situations financières plus que saines qui permettent de parier sur la péréquaté des modèles. Pour en rester aux 5 géants, la situation de cash dépasse 550 milliards de dollars. Cette force de frappe leur permet de surpayer les prises de contrôle de projets innovants pouvant représenter à terme des concurrents. Cela assure aussi la tenue des cours de Bourse par le biais de rachats d'actions.
La résistance des profits justifie la confiance des investisseurs : la technologie et la santé vont afficher des bénéfices en hausse cette année de récession. Face à un recul de l'ordre de 20 % des bénéfices par action des sociétés de l'indice MSCI World, le secteur attend près de 3 % de progression cette année. Les confinements ont concentré les dépenses de l'ensemble des agents économiques sur les technologiques.
Bien sûr, il n'y a pas de déjeuner gratuit. Le secteur se paie 28 fois l’estimation des bénéfices 2021. Mais, à ce niveau et compte tenu du niveau des taux longs, un écart de PE de 8 à 9 points c'est cher, mais pas vraiment dans l'excès.
Les actionnaires des Gafam sont passifs et solides, la deuxième phase de la révolution technologique est gagnante pour les survivants
La deuxième différence de la situation d'aujourd'hui avec les TMT de 2000 tient à l'actionnariat. Les grands actionnaires des technologiques et, surtout, des Gafam, ce ne sont pas des spéculateurs, pas même des gestionnaires actifs. Ce sont des actionnaires passifs, en particulier par le bais de certificat ou de paniers. Parmi ceux-là des grands portefeuilles institutionnels qui ne sont pas en risque sur leurs passifs et des banques centrales comme celle du Japon ou la Banque Nationale Suisse, qui le sont encore moins.
Les mains sont solides, mais la concentration implique le risque. On trouve dans le passé des marchés financiers des situations comparables. Le train, à la fin du XIXème siècle, l'automobile au début du XXème, l'aéronautique après la guerre. La première phase est celle des investissements basés sur le potentiel de croissance, quitte à se déconnecter d'éléments financiers ou même de l'étude des projets. La deuxième phase, qui suit des défaillances et des fusions forcées, se concentre sur les sociétés qui vont perdurer, profiter de la concentration et des barrières à l'entrée pour engager une spirale bénéficiaire, pour assoir aussi leur puissance.
Les gagnants le restent, le demeurent, gagnent sans cesse davantage. Les limites ne sont trouvées que par la banalisation de la révolution technologique, par une mutation vers d'autres technologies, par des limites exigées par l'opinion publique, puis par les États eux-mêmes.
Pas de limite apparente aux « super-pouvoirs » des géants … à part le risque d'excès de ces pouvoirs
On a toujours du mal à imaginer les ruptures. Dans le cas des grands profiteurs des technologies de l'information, c'est le modèle lui-même qui garantit (au moins pour le moment) la croissance et la croissance des profits.
François Druel et Guillaume Gombert ont décrit dans “Comprendre les super-pouvoirs des GAFA pour jouer à armes égales” (*) les « super pouvoirs » qui assurent le développement et le changement de modèle permanent.
1) Le client gratuit : tout le monde est client, même ceux qui ne payent pas ;
2) La conception inversée : les problèmes comme source de création de valeur ;
3) Le management pirate : un nouveau mode de gestion des talents ;
4) L’entreprise magnétique : l’agrégation de portions de valeur ;
5) L’entreprise temps-réel : l’adaptation instantanée ;
6) L’entreprise infinie : la croissance à coût nul ;
7) L’entreprise intime : la personnalisation à grande échelle.
Les atouts sont joués et nos 5 géants ont pu accumuler sur le positionnement et les capacités d'adaptation, à la fois des profits, des réserves pour capter les innovations à tout prix, et une puissance pratiquement sans limite. Elles peuvent utiliser leur force pour leurs intérêts propres.
Le principal risque qu'on peut appréhender, c'est finalement la limite sociétale de cette « personnalisation à grande échelle » qui, finalement, capterait la croissance économique, assoirait une hégémonie financière et industrielle, et, bien sûr met chacun sous influence.
Pas d'action publique américaine pour limiter les technos : face à la Chine l'administration et le Parlement soutiendront leurs acteurs
Si l'Europe s'est concentrée sur l'optimisation fiscale (pour prendre terme assez aimable), aux États-Unis et en période électorale, les débats sont ouverts. La législation anti-trusts est avancée pour contrecarrer une absence de concurrence patente dans le secteur technologique. Les auditions de fin juillet à la Chambre des représentants n'ont cependant pas donné grand-chose. Il ne peut pas être question de remettre en question des positions dominantes qui devraient imposer une action publique : 70 % du Cloud public pour Amazon et Microsoft, monopole des systèmes d'exploitation des téléphones mobile pour Google et Apple, part de marché mondiale de 42 % des messageries et réseaux sociaux pour Facebook et ses filiales, 90 % des accès à internet initiés par une recherche Google.
Mais … les Gafam ne sont pas seulement « trop grosses pour être mises en danger ». Ces groupes qui imaginent créer la philosophie d'un nouveau monde ont les moyens de jouer du système politique de Washington. Mais ils ont plus que cela : la bataille qu'ils vont avoir à mener face à leurs homologues chinois. Il y a consensus politique entre Démocrates et Républicains pour poursuivre le combat avec la Chine sur le secteur. Combat renforcé par les compétences en matière d'intelligence artificielle démontrées par les grandes technologiques chinoises dans le traitement de l'épidémie.
Il ne peut pas être question de remettre en question les positions dominantes. Au-delà d'effets de manche, l'administration américaine, quelle qu'elle puisse être, soutiendra ses acteurs.
La limite n'est pas en vue : un jour, nouvelle révolution technologique non captée ? Action contre le déplorable bilan climatique du secteur ?
On ne voit pas le risque financier du poids boursier des Gafam se traduire sous influence de ses fondamentaux ou sous influence politique, Évidemment, cela viendra : la puissance économique ne pourra pas forcément acheter systématiquement les porteurs de la technologie suivante.
On se trouve pourtant dans une position de puissance qui gonfle, s'affirme et s'exonère de toute référence politique. Il y a des limites. On n'est pas surpris de lire les engagements en matière climatiques des donneurs de leçons que sont les patrons des Gafam. Sauront-ils résister à la vague médiato-climatique ? Ils ne peuvent pas occulter l'empreinte carbone du numérique : 4 % des émissions mondiales, soit quatre fois l'ensemble de la France. Et cela va encore progresser, pour les réseaux et plus encore, pour les utilisateurs.
* “Comprendre les super-pouvoirs des GAFA pour jouer à armes égales”. Editions Eyrolles