Mitigé. C'est le sentiment général dans les entreprises, chez les responsables politiques et les conjoncturistes. Cela ne définit pas le climat des marchés financiers : les taux bas ou négatifs, et l'afflux de liquidités poussent toujours la fuite de la monnaie vers les biens réels (immobilier et or en tête) et les actions.
Le rattrapage généralisé après le déblocage des économies a été accéléré sur les marchés financiers à chaque mauvaise nouvelle. Qu'elles proviennent de l'économie ou de la situation sanitaire, elles ont déclenché des injections nouvelles de liquidités de la part des grandes banques centrales. Les opérateurs de marché ont à raison considéré que chaque mauvaise nouvelle en était une bonne, puisqu'elle poussait à arroser les marchés financiers de liquidités devant chercher à trouver des positions pour éviter la ponction de taux réels – et même de taux nominaux – négatifs. Mais les cours de Bourse ne sont pas forcément la réalité ou même l'anticipation correcte d'une future réalité.
Les comptes semestriels des entreprises cotées ont été une confirmation, mais, aussi, une absence de perspectives.
Ils confirment les conséquences de la récession, même si les comptes ont été moins mauvais qu'on avait pu le craindre et l'anticiper. Le catastrophisme avait joué à plein de la part des analystes financiers et des investisseurs qui, il est vrai, n'avaient pas beaucoup de base pour leurs estimations dans le tourbillon de l’épidémie, des fermetures des économies, de l'absence de visibilité pour les « déconfinements ».
Les bénéfices du deuxième trimestre mesurés sur les sociétés composant l'indice MSCI Monde ont été publiés 20 % au-dessus des estimations. C'est un soulagement qui permet, pour l'ensemble de l'année, de limiter les déchets attendus à 22 %. Les compagnies américaines devraient résister avec des profits en recul de 18 % alors que, dans la zone euro, on devrait être proche de 40 %.
Ce ne sont pas les communications des entreprises qui peuvent assoir ces estimations qui sont, à l'échelle de la planète, capitalisées 27 fois dans les Bourses. Le rebond de 2021 que le consensus attend entre 20 % et 25 % n'a pas plus été extrapolable sur la base des discours des dirigeants.
En effet, ce qui frappe dans les communiqués ou les déclarations, c'est que tous secteurs et toutes zones géographiques confondus, les entreprises se refusent à des estimations, à des « guidances », à des analyses prospectives de marchés. Le sentiment est encore plus mitigé pour évaluer le rattrapage des économies après leur déblocage. À l'évidence, la brutalité des mouvements conjoncturels, dans un sens ou un autre, interdit le cadrage d'objectifs précis.
Le sentiment mitigé sur le plan de chaque société n'empêche pas une certaine confiance générale, mesurée par le sentiment des affaires qui progresse un peu partout. Les anticipations des actions publiques et les analyses des économistes peuvent expliquer cette double position.
Les programmes de dépenses publiques ne sont pas encore arrêtés. Les affectations restent à définir et, dans bien des cas, aussi les montants pris sur les Budgets. L'exemple vient des États-Unis où le deuxième plan de soutien fait l'objet d'une partie de poker menteur entre les majorités Démocrate et Républicaine des deux chambres. Au-delà, la mobilisation n'est pas en cause : le déficit du Budget fédéral dépassera 20 % du produit intérieur brut. Bien sûr, si le Japon ou la Chine vont être au rendez-vous, l’Europe sera à la traîne (avec tout de même pas loin de 10 %), ce qui se retrouve dans les performances des entreprises et, plus globalement, des économies. Mais les moyens commencent à être activés comme l'a spectaculairement confirmé le Premier ministre lors de la réunion du Medef cette semaine.
Les gouvernements et les parlements n'échappent pas au sentiment mitigé aussi bien sous la pression des remontées des agents économiques que sur la communication alarmante qu'ils organisent eux-mêmes sur l'évolution de l’épidémie.
Précisément, l'absence de visibilité se révèle finalement positive. Les États ne sont pas en position de limiter les dépenses publiques ou de réfréner la hausse des plans d'apport aux entreprises et aux ménages. Pour prendre le cas de la France, le prolongement des dispositifs de chômage partiel ou les annonces de baisse de fiscalité sur les entreprises qualifiées de productives met en évidence l'application du soutien à l'économie « quoi qu'il en coûte » proclamé par M. Macron.
Les économistes devraient dessiner mieux l'évolution conjoncturelle. À la lecture de tant d'analyses, on constate pourtant aussi la domination du « mitigé ».
De façon qui peut paraître paradoxale si on la met en perspective avec les publications trimestrielles ou avec les cours de Bourse, la récession mondiale cette année a été réestimée à la hausse au cours du mois d'août. On est passé de 3,9 % à 4,5 % en moyenne. Les écarts des projections restent supérieurs à 5 %, ce qui confirme le manque de visibilité. La dispersion est plus forte encore pour 2021, avec un consensus de 5,5 %.
On a un peu l'impression que, si 2020 s'affine, les projections 2021 sont réalisées à l'envers : l'idée est que le solde de l'année prochaine doit se traduire par un retour du produit intérieur brut mondial 2021 équivalent à celui de 2019. La Chine, les États-Unis et des zones émergentes doivent, selon ces scénarios qu'on peut dire volontaristes, contrebalancer la faible croissance de l'Europe et du Japon.
Ces prospectives sont à prendre avec une grande prudence. En premier lieu, parce qu'on ne peut raisonnablement anticiper sur l'évolution sanitaire, dans un sens ou dans l'autre. Ensuite car les instruments de mesures conjoncturels ne sont pas faciles à exploiter. Les enquêtes classiques de sentiment des agents économiques ou d'intentions des responsables d'investissements sont plutôt contradictoires d'une semaine à l'autre et semblent dépassées dans les à-coups brutaux qui se sont durablement installés.
Ce sont les fameux indicateurs de haute fréquence qui vont encore longtemps driver les anticipations. On n'est pas dans le « mitigé », mais dans l’instantané. Cela cible la conjoncture sur les services et la consommation. La fin de la « drôle de guerre » d'une récession très sévère annoncée mais pas encore installée, en particulier sur le plan de l'emploi, donnera la clé au responsable de la croissance, le consommateur américain et européen.
Il y a des acteurs de l'économie qui ne sont pas dans le flou ou dans la réaction basée sur l'absence de visibilité, ce sont les banquiers centraux. Ils sont dans l'action.
La dernière semaine d'août est celle du symposium des banquiers centraux qui se tient à Jackson Hole dans le Wyoming. Cette année, le symposium organisé par la Fed de Kansas s'est organisé par téléconférences. Plus que jamais, c'est la communication Réserve Fédérale qui domine. Jerome Powell, son président a profité de l'occasion pour présenter les orientations de long terme de sa stratégie. Une stratégie qui, finalement cadrera aussi les autres banques centrales qui, à l'occasion de Jackson Hole comme elles le font chaque jour, s'adaptent en fonction de la Fed.
Répondant, il est vrai, au thème retenu pour le symposium de « A quel environnement feront face les banquiers centraux dans les dix prochaines années ? », M. Powell n'a pu que confirmer l'orientation nouvelle des politiques monétaires, qui tournent le dos au monétarisme mis en place depuis le début des années 1980, et réaffirmé depuis, même si il a été entamé ponctuellement mais à répétition par le traitement des crises.
De façon conjoncturelle, le comité de politique monétaire américain estime que les risques à la baisse sur l'emploi et l'inflation augmentaient.
La stratégie annoncée est adaptée à cet environnement de risque. Mais la Fed va plus loin en modifiant son objectif d'inflation. Il était de 2 % en instantané et, désormais, il va être de 2 % en moyenne sur longue période. Cela indique que la gestion monétaire pourra rester très conciliante, même si la dérive des prix devait dépasser ces fameux 2 %. De façon explicite, l'emploi va être la priorité et le rester, quitte à sacrifier la stabilité des prix.
Plus de 2 % assez longtemps, même quand l'activité sera repartie, et au moins jusqu'à assurer « le niveau maximal au marché de l'emploi », c'est la confirmation du retournement de philosophie. C'est évidemment dans un premier temps une confirmation de l'analyse également mitigée des grands argentiers. Mais cela va plus loin.
Une crise exogène (la Covid 19) s'ajoutant à des crises financières et économiques depuis le début du siècle, aura eu raison de la rigueur absolue de la politique monétaire américaine. Ce n'est pas une question de conjoncture, de partage du sentiment économique général mitigé. C'est une nouvelle donne dont les conséquences - l'inflation un jour ? - vont prendre du temps pour être mesurées.