Le vintage gagne l'économie. Les retours aux années 1970 ou même aux années qui ont suivi la guerre ne sont pas que des clins d'oeil de l'histoire. Ce ne sont peut-être pas que des symboles. L'annonce d'un « monde d'après » est devenu l'antenne des milieux politiques, sociaux et économiques. La mutation est couramment attribuée à la prise de conscience des risques sanitaires après l'épidémie de la Covid-19. C'est une facilité qui conduit les uns et les autres à chercher à utiliser un élément exogène pour porter leurs propres convictions et leurs intentions d'évolution en général.
La question des épidémies n'est évidemment pas nouvelle, mais ses proportions ont suivi la démographie ainsi que les progrès médicaux du développement et de la mondialisation. Il n'est pas besoin de remonter à la préhistoire ou à la peste d’Athènes pour prendre la mesure. La terre était peuplée de 400 millions d'individus au moment de la peste noire du milieu du XIVème siècle qui devait tuer entre le tiers et la moitié de la population européenne (25 à 40 millions de morts). La population mondiale se montait à 1,9 milliard en 1919 quand la grippe espagnole a provoqué 50 millions de décès dont plus de 25 millions en Europe. La grippe asiatique du milieu des années 1950 a éliminé près de 3 millions de personnes dont 100.000 en France, sur un total
d'habitants sur terre de 2,8 milliards. En 1969 (population mondiale de 3,6 milliards), le grippe de Hong Kong a fait 1 million de victimes dont 40.000 en France.
Nous sommes aujourd’hui 7,8 milliards. L'épidémie actuelle n'est pas une plaisanterie, mais l'humanité en a vu d'autres et, justement au travers des grippes successives et avec l'appui de la mondialisation, a su trouver les remèdes et les vaccins efficaces.
On le comprend, ce n'est pas cette épidémie qui va imposer le « monde d'après ». Les ressorts d'une rupture sont plus profonds, mais le prétexte est là. Ce qui frappe pour autant, c'est cette ambiance vintage, ce goût du retour au monde d'avant. Des exemples : des frontières renforcées et le patriotisme économique; le retour de la planification en France ; la fin du monétarisme dans la gestion monétaire américaine.
La guerre commerciale Chine – États-Unis n'est pas née avec la Covid19. Celle qui se profile entre les deux côtés de l'Atlantique non plus. De fait, ce sont les déséquilibres et les déficits américains qui les provoquent. Elles se sont doublées d'un conflit de souveraineté dans le domaine de la propriété intellectuelle et des données. Là encore, pas de question sanitaire, ou seulement indirectement. Mais les ambitions impérialistes portées par le gouvernement chinois (via ses sociétés toutes plus ou moins sous contrôle) et par les géants américains du numérique (qui ont une puissance qui peut dépasser celle de la présidence et du Congrès) ne pouvaient que déboucher sur des combats.
L’abandon industriel relatif des États-Unis ou, plus marqué d'un pays comme la France, ne pouvait se prolonger éternellement. Le transfert de production entraîne forcément celui de la valeur ajoutée.
La croissance mondiale depuis 20 ans été portée par l'ouverture des frontières, marquée par l'imprudente intégration de la Chine dans l'OMC en 2001 sous l'impulsion de Bill Clinton. Le pacte de production passé entre les États-Unis et Pékin, a entraîné une explosion du commerce mondial. En volume, il a gagné jusqu'à 95 % de 2000 à 2019, assurément une expansion du produit intérieur brut de la planète compris entre 3 et 5 % chaque année sauf dans la crise de 2008-2010.
Depuis maintenant près de 2 ans, le commerce mondial n'est plus le moteur de la croissance. Les États-Unis ont lancé le mouvement de taxation des importations. C'est parti pour durer. Les frontières sont rétablies, avec leurs effets sur la compétition, donc sur la productivité comparée. On ne revient pas à l'avant 2000, mais il y a de ça.
Ces frontières sont le signe d'un retour : celui du patriotisme économique. Les États veulent reprendre la main pour, finalement gérer les secteurs de l'industrie et des services plutôt que de laisser la concurrence imposer seule les évolutions.
Dans ce concert qui concerne tous les grands pays, la France a le chic pour le symbole : elle a fait renaître la planification. Recréer un « Haut-Commissariat au Plan » (excusez le ronflant de l'intitulé) est sans conteste une démarche des années 1950 , 1960 et 1970. Sa suppression avait été actée en 2006, mais le plan n'existait déjà plus : la structure administrative était devenue une instance de réflexion et de débats. Aujourd’hui, il est relancé, ce qui peut paraître tour de même désuet : la France est souvent qualifiée de « pays ou le communisme a réussi », mais de là à rejoindre la Chine et son XIIIe plan quinquennal, il y a un saut. Bien sûr, les contingences politiciennes expliquent cette renaissance, mais il serait illusoire d'espérer ravaler la structure à une instance de débats, de concentration et d'étude.
« En toute période l'Etat moderne ne peut se désintéresser de l'économie. Il ne le peut parce qu'il lui appartient précisément d'assurer et de contrôler l'expansion. (…)
L’instrument essentiel dont dispose l'Etat pour accomplir les tâches qui lui incombent, c'est le plan dans lequel se dessinent le cadre et les objectifs de l'avenir français.
J'ai entendu marquer son importance en rattachant le commissariat au Plan au Premier Ministre. C'est ce commissariat qui doit être le cerveau de la politique économique et sociale, qui doit fixer les objectifs de production et d'investissement, qui doit proposer entre les différentes régions du pays une répartition des activités et des revenus équilibrés et cependant conforme à la vocation naturelle de ces régions. Par-là il anime l'aménagement du territoire. » Vous trouvez que M. Castex défend bien son plan « France Relance » de 100 milliards d'euros ? Non pas : ce discours est celui de Georges Pompidou à l'occasion de son discours de politique générale du 26 avril 1962.
C'est bien le grand retour du patriotisme économique avec le mot d’ordre lancé cette semaine par le ministre de l'Économie et des Finances : « Relocaliser ».
Les frontières retrouvent partiellement la règle du jeu de l'avant 2000, le dirigisme français est revenu à la philosophie des années 1960, la politique monétaire tourne le dos à la politique monétariste de la Réserve Fédérale depuis les années 1980. Il n'est pas surprenant que cela puisse correspondre à un terme plus ou moins long à un contre-choc de la révolution Reagan.
On a venu venir le coup avec une annonce, par les principales banques centrales il y a plus d'un an, de la mise en place de « mesures de la stratégie des politiques monétaires.» La mise en perspective des conséquences sur le développement économique de la gestion de la monnaie centrée sur la stabilité des prix est aujourd'hui jugée : les grands argentiers ont été trop loin.
L'annonce de la semaine dernière par le patron de la Fed de la priorité donnée à l'emploi et même au plein emploi est la conséquence de l'analyse de la croissance déséquilibrée liée au commerce international ouvert entre pays ne suivant pas les mêmes règles. Elle est aussi la conséquence des politiques de puissance des différents pays.
Le tournant est désormais acté.
Frontières, politiques publiques de patriotisme économique, gestion monétaire durablement débridée: il y a une conséquence commune. C'est l'inflation qui, à un terme qu'on a du mal à fixer, va revenir. Le monde de demain a tout du monde d'hier ou d'avant-hier. L'inflation sera une des conséquences, dans un délai de 2 à 4 ans. Les gestions d'actif ont le temps pour s'adapter, mais il ne faudra pas sous-estimer les risques de cassure entre les différentes zones : par exemple, la Banque Centrale Européenne ne s'inscrira pas sans résistance dans la philosophie monétaire nouvelle et pourrait contraindre un moment l'activité économique sur le continent. En tout cas, sans pression sur les prix pour le moment, les points mort d'inflation des obligations indexées ont déjà répercuté des anticipations.
* Le plan, cette « ardente obligation ». Général de Gaulle 8 mai 1961.