Le dollar s'invite à nouveau dans le paysage. Après une période de cinq ans plutôt stable – dans une fourchette de 1,07- 1,16 dollar pour un euro – la devise américaine a brutalement décroché à partir de la mi-juillet. La parité symbolique de 1,20 face à l'euro a été retrouvée au début de septembre.
On n'est pas revenu dans les niveaux des grandes crises et il y a déjà eu un faux départ au printemps 2017. Mais une variation de 7 % en un an, de 5 % depuis janvier et, plus encore de 4 % en trois mois indiquent un vrai changement. Il peut s'expliquer et il a déjà des conséquences économiques et financières.
La rupture d'un environnement de change datant de 2014 marquerait, si elle était confirmée, un passage dans une nouvelle ère. Les fortes variations de l'euro/dollar ont suivi les crises. La période couvrant celle des TMT de 2000 jusqu'au règlement de la crise de 2007 du crédit hypothécaire a été celle du dollar faible, allant jusqu'à la parité euro 1,50-1,60. Notre seuil de 1,20 avait été durablement cassé à la baisse (rebond du billet vert) début 2015.
Crise il y a aujourd'hui. La plus forte récession depuis la deuxième guerre mondiale justifie le changement de donne monétaire.
La profondeur des marchés des changes contraint à prendre très au sérieux ce type de signaux. Le dollar et sa parité face à l'euro, au yen, au renminbi donnent la jauge d'un rapport de forces commerciales (ainsi que politiques et géopolitiques) entre les États-Unis et le reste du monde.
La durée du cycle de croissance américain débuté à l'été 2009 a établi un record de 128 mois. Il a été porté par une conjonction de soutiens, au premier rang desquels la révolution numérique, des gains de productivité liés au recours généralisé des industriels aux importations d'Asie, et des facteurs démographiques. Il a aussi bénéficié d'un soutien pratiquement permanent du Budget Fédéral et de la Fed.
Ramené à 0, % en octobre 2008 pour contrecarrer la crise financière, le taux de rendement des fonds fédéraux a été relevé avec précaution à partir de la fin 2015 pour atteindre 2,5 % au début de l'été 2019. Cette hausse très mesurée avait donné de la marge sans agir sur la croissance. L’objectif de rendement a été abaissé il y a un an et, face à la crise sanitaire, a retrouvé 0 % en mai dernier.
Le Budget Fédéral a été mis à contribution au travers de très fortes baisses d'impôts pendant la mandature Trump, avec des plans d'investissements constants et, depuis le printemps, a franchement accéléré. Le déficit des États-Unis va dépasser 16 % du produit intérieur brut cette année et la dette 100 % du PIB.
La crise sanitaire pouvait sembler venir à point pour assurer une consolidation de cette croissance exceptionnelle. Après les annonces spectaculaires du printemps en réaction au virus, on pouvait s'attendre à un essoufflement de la dynamique du mix politique monétaire-budgétaire. On n'y est pas au contraire. Derrière les débats parlementaires sur le quatrième plan de soutien fédéral, la convergence est réelle.
Évidemment, la violence des conséquences de la mise à l'arrêt de pans entiers de l'économie a imposé une poursuite et même une accélération des soutiens.
La mobilisation des finances publiques est financée : malgré les taux d'endettement, la charge de la dette fédérale est à son plus bas et représente 1,2 % du Pib. C'est bien sûr lié aux taux d'intérêt.
La Réserve Fédérale a frappé fort pour prononcer la nouvelle donne monétaire. La contre-révolution monétariste a été actée il y a quinze jours par Jerome Powell, le président de la Réserve Fédérale. L'objectif de la gestion de la monnaie s'est assoupli en matière de stabilité des prix et celui de l’emploi a été rehaussé. Tant que le plein emploi ne sera pas acquis ou dépassé, il ne faut pas attendre de remontée de taux directeurs ou même de baisse des concours à l'économie (réduction du bilan de la Fed).
La fuite devant la monnaie – devant le dollar – n'est pas près d'être enrayée : les conséquences sont économiques et, aussi, purement financières.
La fuite devant une monnaie perdant sa crédibilité peut être neutre sur le plan du change : si toutes les grandes devises sont gérées de la même façon, cette fuite se traduit par un report vers les actions, l'immobilier ou l'or. Avec la nouvelle trajectoire de la Réserve Fédérale, on risque d'être en train de changer. La Chine, le Japon peuvent adapter leurs stratégies dans le cadre de batailles commerciales avec les États-Unis. On peut en revanche imaginer que la Banque Centrale Européenne cherche toujours une voie plus monétariste, sans hésiter à handicaper la croissance de la zone euro comme elle l'a déjà fait à plusieurs reprises.
Christine Lagarde, la présidente de la BCE a affirmé cette semaine « qu'il ne fallait pas sur-réagir » à la baisse du dollar, ce qui ne peut que prolonger le mouvement. La pression désinflationniste du change est pourtant sans doute déjà une réalité. Les effets récessifs ne sont pas encore là, mais, sans alignement (hautement importable) de la BCE sur la Fed, ils vont se développer dans les mois qui viennent.
Pour les marchés financiers, la baisse de la devise américaine entraîne un effet de balancier pratiquement mécanique avec l'or (ce n'est pas une nouveauté), mais aussi avec les actions. La baisse du dollar se traduit par une hausse des indices boursiers. Cette corrélation renforcée a été notée depuis le début de l'été. Les performances des actions américaines en euro relativisent ainsi les records de Wall Street. Mais elles ne donnent pas forcément un nouvel attrait aux actions européennes : ces dernières suivent les mouvements américains et, on l'a dit, les fondamentaux économiques ne sont pas renforcés par la dévaluation compétitive du dollar.
Le changement de donne est probable. Il n'est pas certain. On a pu observer que les dévaluations compétitives de la devise américaine sont généralement le fait de gestions Républicaines du pays : l'issue de l'élection de novembre reste incertaine. On doit aussi relativiser ce qui n'est qu'un début. À 1,20 euro pour un dollar, la parité ne se trouve pas loin des estimations sur des données fondamentales. On peut aussi prendre du recul : si les deux devises étaient à parité le 1er janvier 2000, l'euro (ou sa valeur recalculée) est passé au-dessus de 1,50 dollars en 1979 et en 2008. Et, pour les Français, qui ont de la mémoire, le dollar vaut aujourd’hui l’équivalent de 5,50 francs. Dans les périodes de stabilité avant 1973 il valait 5 francs. Il est même passé fugitivement au-dessous de 4 francs dans la deuxième partie des années 1970 (crise pétrolière) et après l'élection présidentielle de 1981. Il est vrai qu'en deutschemark l'historique est différent, mais on a de la marge.