L'ensemble des acteurs économiques et, bien sûr, les intervenants sur les marchés financiers, sont pris d'un certain blues d'automne. Après les rattrapages généralisés qui avaient suivi le déblocage des économies - les « déconfinements – l’atterrissage conjoncturel se cherche. En cause, au-delà des effets d'annonces, une certaine mesure dans la mise en oeuvre des plans de relance un peu partout dans le monde. Le moral des ménages, là aussi un peu partout, est sous une pression montante d'anticipations de montée du chômage et de baisse du pouvoir d'achat. Cependant, les grandes questions concernent la demande chinoise, la persistance des tensions durables sur le commerce mondial aujourd’hui et après l'élection américaine quel qu'en sera le résultat, et le Brexit.
Épée de Damoclès planant sur les économies européennes, un Brexit sans accord global n'est plus une non-probabilité. Il n'est pas vraiment surprenant que dans la
dernière ligne droite, c'est à dire le dernier trimestre avant la sortie effective du Royaume-Uni de l'Union Européenne, les enchères montent. Depuis le début des laborieuses négociations il y a deux ans et demi, les deux parties brandissent le scénario du pire, celui d'une rupture sans règle du jeu sur l'air du « retiens moi ou je fais un malheur ».
L'accord dit de phase 1 conclu il y un an et validé en janvier a tout eu d'un montage d'apparence. Il se voulait régler le coût du divorce, le sort des « impatriés » et la question de la frontière irlandaise. Si le mode de calcul de la facture est approché dans les grandes lignes et le calendrier des versements plus ou moins défini, les deux autres questions ont été plus évacuées que réglées. Les européens résidant au Royaume-Uni et les européens résidant dans les îles devaient voir leurs statuts devenir distincts assez progressivement et sur la base d'un respect plus ou moins net des principes de droit de chacune des pays d'origine. Mais le grand flou concernait le point si épineux de la frontière irlandaise.
L'objectif était d'éviter la reconstitution d'une frontière physique entre l'Eire et l'Ulster. Le compromis avait ainsi pu être salué sur le papier : l'Irlande du Nord ferait partie de l'Union douanière britannique, mais ses entreprises et son commerce devraient être alignés sur les normes européens du droit communautaire. L'idée de ce montage curieux était que les contrôles douaniers et règlementaires devaient s'opérer entre l'Irlande du Nord et la Grande Bretagne pour une libre circulation des biens sur l'île.
L'accord de phase 1 se voulait régler ainsi les conditions du divorce. La volonté ou la nécessité de conclure avait conduit à ce grand flou. Il fallait pouvoir passer dès janvier dernier à la phase suivante, celle de la définition des relations futures entre les deux entités, à partir du 1er janvier 2021, date du Brexit effectif.
Comment être surpris qu'avec un premier round ayant débouché sur « un document de diplomates », le deuxième n'ait pas débouché à deux mois de l'échéance. Le déroulé pouvait bien sûr prévoir un durcissement des positions respectives à l'entrée de la dernière ligne droite.
Le Premier ministre britannique a laissé filtrer ce durcissement : les négociateurs européens sont accusés de vouloir prolonger ou même renforcer la supranationalité qui est l'objectif permanent de l'administration de Bruxelles. De fait, du côté du Royaume-Uni, on ne peut pas imaginer que ses réglementations ou ses aides publiques puissent obéir aux conditions définies par l'UE. On comprend le refus : si c'est pour en arriver là, autant accepter le minimum pour définir les rapports commerciaux transmanche. C'est à dire s'en tenir aux règles générales de l'Organisation mondiale du commerce.
Du côté européen, le maintien d'une zone de libre-échange entre les quatre nations du Royaume est un chiffon rouge. Il rendrait caduc l'accord de janvier sur l'absence de frontière terrestre irlandaise.
Le ton a monté des deux côtés, mais singulièrement plus haut encore de celui du Continent : une forte mobilisation politique, mais aussi médiatique a été organisée pour contester la possibilité pour le Royaume-Uni de revenir sur sa signature : sur le compromis de janvier et, aussi, sur des accords internationaux signés durant la période d'appartenance à la CEE puis à l'UE.
Ce n'est pas sur le plan juridique que la situation se règlera. Le principe même de la démocratie représentative inventée en Angleterre il y a 800 ans et, peu à peu établie depuis, est la souveraineté. Winston Churchill avait repris la définition du juriste genevois Lolme : « la Chambre des Communes a tous les pouvoirs, sauf celui de transformer un homme en femme.» Aujourd'hui la mutation est médicalement possible, mais la règle politique est inchangée, pour servir la fameuse formule de Lord Palmerston à la moitié du XIXème siècle, « L'Angleterre n'a pas d'amis ou d'ennemis permanents. Elle n'a que des intérêts permanents. »
M. Johnson peut jouer une nouvelle fois du nationalisme de ses soutiens et trouver dans la conjoncture des justificatifs à sa fermeté.
En premier lieu en raison du bilan économique depuis le référendum de juin 2016. Les excès des campagnes électorales qui avaient annoncé un effondrement de l'activité ont finalement renforcé le camp des brexiteurs. L'année dernière la croissance du produit intérieur brut a été équivalente à la moyenne de l'Union Européenne, un peu supérieure à celle de la France et sensiblement à celle de l'Allemagne. Cette année, la récession va se situer dans le haut de la fourchette européenne, près de la France et l'année prochaine, sans doute dans le haut du rebond, à nouveau pas loin de la France. La catastrophe n'a pas eu lieu et cela a finalement renforcé le camp des brexiteurs. 3 25 septembre 2020
L'épidémie et la crise économique de cette année donnent aussi des marges au Premier ministre britannique. Le traitement sanitaire a ramené le pouvoir au sein de chaque nation, sans que l'Europe ait pu ou su définir un cadre. La crise se traduit aussi par un renforcement de la gestion économique égoïste des membres de l'UE. Comment s'étonner que les questions de politique interne, en particulier sur le plan économique prennent le dessus dans l'esprit des britanniques et de leurs députés ?
Les ambitions de construction « du monde d'après » - sur le mode de la souveraineté - peuvent prendre le pas en Angleterre sur la nécessité de limiter les effets de la crise économique et de favoriser un rattrapage.
Un compromis post-Brexit a semblé et semble encore une nécessité, tant un no deal serait pénalisant pour l'activité sur le Continent comme dans les îles. Au-delà des propos polémiques, on commence cependant de part et d'autre à se demander si le no deal ne déboucherait peut être pas en réalité sur une période de divers new deals mieux calibrés.
Si les négociateurs ou les gouvernements commencent à relativiser les conséquences d'un départ sans définition préalable d'une règle du jeu entre européens, c'est que la probabilité prend du poids. Bien sûr, à terme, les équilibres se reconstitueront, mais dans les mois qui viennent, il peut émerger deux grands points de friction derrière un départ brutal : la frontière irlandaise sur le plan politique et les cours de la livre sterling sur le plan économique et financier.