Le dernier débat – le deuxième seulement – entre les deux candidats à l'élection présidentielle américaine s'est tenu jeudi. On entre donc dans la dernière ligne droite avant le scrutin du 3 novembre. À 10 jours, il serait imprudent d'afficher une certitude sur l'issue des scrutins : celui de la présidence bien sûr mais aussi de la Chambre des Représentants et même du Sénat. Les leçons du passé et singulièrement celles de l'élection de 2016 doivent être tirées. Cela dit, il y a un net favori : si M. Trump refaisait le coup d'il y a 4 ans, ce serait une vraie surprise. Les bookmakers de Londres donnent un marché à sens unique : ils vous offrent un gain de 10 dollars pour une mise de 20 sur la chance de Biden et proposent de tripler la mise en pariant sur Trump.
Les marchés financiers et leurs différents intervenants, en particulier les investisseurs se projettent en inscrivant dans leurs scénarios et leurs stratégies le programme Biden. Alors qu'ils tenaient pour acquise la reconduction du sortant en début d'année et encore il y a trois mois, ils font avec ce qu'ils ont.
Depuis deux mois, les débats au Congrès sur le deuxième plan de soutien public « Covid » ont été en quelque sorte une répétition de ceux qui s'ouvriront en janvier. Sans qu'on comprenne bien pourquoi les deux partis se sont affrontés. On comprend que le soutien à l'activité « quel qu'en soit le coût » n'est pas compris comme la croissance à tout prix électoral.
D'une certaine façon, c'est assez dans le style de M. Trump de jouer une sorte de va-tout en décalant l'accord ou le préaccord indispensable pour mettre en oeuvre le plan de soutien budgétaire : s'il ne peut se l'attribuer et doit en partager les retombées avec le clan Démocrate, autant tergiverser. Le dernier coup – c'en est bien un – est la proposition possible par l'administration présidentielle d'un projet supérieur à celui proposé par les Démocrates alors que , jusqu'ici ces deniers avaient fixé la barre à 3.000 milliards de dollars face à des Républicains qui se limitaient à un peu plus de 1.000 milliards.
Les torts sont évidemment partagés, mais on voit depuis plusieurs semaines les Bourses un peu suspendues aux avancées et recul des négociations. On ne peut que constater le blocage institutionnel entre le Sénat et la présidence Républicaine et les députés Démocrates. Le Secrétaire d'État au Trésor Steve Mnuchin a dû reconnaître qu'un accord serait très compliqué à trouver avant les élections.
Si les indices au jour le jour sont sous influence de ce feuilleton parlementaire, les investisseurs voient au-delà. Alors que les stratégies de portefeuille reposaient sur l'accélération de la politique Trump, ils évaluent le plan Biden qui se veut un New Deal. Évidemment, au fur et à mesure de cette campagne d'une violence extrême – qui n'est cependant pas sans précédents - , les enchères ont monté des deux côtés et, bien sûr, de celui de M. Biden.
La référence à Roosevelt n'est pas totalement excessive. Les dépenses budgétaires ont été annoncées à 7.000 milliards de dollars sur 10 ans (en sus a priori du premier plan Covid de 3.000 milliards). Cela représente le tiers du produit intérieur brut 2019.
Le chiffrage peut sembler plus que volontariste puisque l'administration Roosevelt avait investi 40 % du PIB en 7 ans : les États-Unis sont loin d'être dans une crise comparable à celle de 1933. Certes, la crise qui remonte à 2008 a été traitée par la dette, mais plus de déséquilibre des finances fédérales ne peuvent se justifier que par une volonté de tourner le dos à 30 ans de politique économique ultralibérale.
Le programme annoncé en fin de campagne par le candidat Démocrate annonce plus de redistribution et plus d'investissements – donc plus de prélèvements obligatoires- et affiche un tropisme environnemental.
Le durcissement fiscal annoncé est modéré, au moins dans un premier temps : passage de 21 % à 28 % des bénéfices pour l'impôt sur les sociétés, la tranche maximale de l'impôt des personnes physiques portée de 31 % à 39,6 %. Pour relativiser, le taux de l'impôt sur les sociétés se montait à 47 % au milieu des années 1980 et encore à 36 % sous Bill Clinton. Mais le doublement des taxes sur les profits réalisés à l'étranger par les entreprises n'est pas neutre pas plus que la suppression de déductions fiscales ou de la hausse de la taxation des plus-values. De plus, les prélèvements sur les particuliers pour financer le système de santé au-dessus de 400.000 dollars de revenus (sans prévoir une indexation de la tranche) amèneraient le taux marginal au-dessus du niveau français souvent considéré comme un record.
Au-delà des chiffres, l'application du programme de M. Biden mettrait fin à la course à la baisse des prélèvements, avec des conséquences mondiales.
On comprend que, si les milliards annoncés vont soutenir la croissance, cette croissance pourrait ne pas nourrir une nouvelle étape de hausse de Wall Street : contrairement à celle de M. Trump, la politique économique ne sera pas tournée vers les marchés financiers.
De plus, la politique commerciale à l'égard de la Chine ne sera pas plus conciliante que l'actuelle.
Les investisseurs n'ont pas encore pris leurs marques. Il n'ont guère à craindre des hausses de taux d'intérêt ou d’une reconstitution de la hiérarchie des rendements en fonction de la durée : l'effort budgétaire et la réduction de l'inégalité des revenus sont les recommandations des banques centrales et du FMI : la Réserve Fédérale sera là pour maintenir l'argent quasi-gratuit.
Ils doivent en revanche revoir les allocations sectorielles. L'énergie serait pénalisée par la stratégie environnementale qui vise la neutralité carbone en 2050 et par un afflux de production de pétrole, tout comme le serait la construction et le bâtiment. À l'inverse, les industriels de la santé et de la transformation digitale devraient être parmi les gagnants.
Sur ce sujet, l'élection pourrait être neutre dans le dossier des monopoles des géants du numérique : dans tous les cas, il y aura des limites à leur surpuissance qui seront envisagées et, sans doute imposées en partie.
Cette révolution et le retour aux années 1970 dans la gestion publique répondrait à la stratégie monétaire annoncée par la Réserve Fédérale. On est loin d'en être à l'exécution et le sang froid de Wall Street le montre bien. Le régime politique américain est basé sur les contrepouvoirs. Si la majorité du Sénat devait rester républicaine, la contre révolution post-libérale aurait bien du mal à être mise en place. Et en l'absence de majorité démocrate qualifiée au même Sénat – ce qui est certain – elle aurait en tout état de cause une portée un peu limitée.