Après, l'épidémie, les vaccins. Après les vaccins … le (fameux) monde d'après. Les réactions des différents pays dans le monde face à la crise sanitaire sont un réel avertissement : les États ont pris le volant. En complète rupture avec une pratique qui remonte à l'origine des civilisations, le pouvoir politique se déclare désormais pratiquement seul en charge de la lutte contre les épidémies. On a bien compris avec le cas de la France, que les gouvernements se sont investis de l'éventail des moyens pour les contrer. Et on a aussi enregistré l'ampleur de la délégation que leur font les populations : la liberté peut être sacrifiée, aussi bien sur le plan individuel que sur celui, économique, de la liberté d'entreprendre. Le constat un peu triomphaliste du parti communiste chinois vantant la supériorité de son modèle dans cette affaire, par rapport aux États de droit occidentaux, n'est pas usurpée.
Bien sûr, la mission est impossible : les atermoiements du gouvernement français - le mot est faible - traduisent une certaine impuissance à mesurer, à analyser et donc à traiter ce type de crise. Mais le « monde de demain » promet d'être coiffé par cette mutation de société.
Cette perspective de long terme qui viendra bien après les vaccins et, on l'imagine, l'éradication du virus Covid-19, n'inquiète pas les marchés financiers. Les Bourses anticipent une économie mondiale qui repart « comme avant » et même mieux qu'avant grâce aux injections budgétaires et monétaires. Ils ont des raisons de le faire. Mais, sur la base d'une règle du jeu revenant à la norme des dernières années, il y a d'autres risques un peu oubliés aujourd'hui. Les dettes et l'inflation en font partie.
Le court terme s'annonce heurté en raison des retombées des mesures de blocage des économies ainsi que par le temps que prendra la mise en place des vaccinations. On peut cependant compter encore sur les mécanismes de soutien à l'activité lancés depuis un an : des déficits budgétaires qui se creusent encore ; des banques centrales qui les financent et distribuent de la monnaie pratiquement sans limite et sans taux d'intérêt.
Les grandes banques centrales demandent en permanence aux États des efforts budgétaires qui ne seront pas intégralement au rendez-vous. Le cas central est américain : les sénateurs Républicains freineront les ambitions de l'administration Biden et, d'ores et déjà, le deuxième plan de soutien sera sans doute réduit autour des 1.000 milliards de dollars, pour une demande initiale du parti Démocrate de 3.000. Le plan européen semble aussi avoir du mal à se mettre en place, en tout cas pour 100 % de ses ambitions. D'un autre côté, la Chine ne semble pas avoir besoin d'accélérer et la Japon reste sur sa gestion de soutien double du mix politique.
Mais les banques centrales ont aussi leurs propres doigts sur la gâchette. Le Conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne va sans doute assouplir à nouveau sa politique monétaire le 10 décembre, lors de sa dernière réunion de l'année. On aura aussi compris des déclarations des uns et des autres que le soutien à l'activité va rester la priorité pendant plusieurs exercices : la leçon des précédentes crises a été tirée. Il y aura un gros décalage pour que le dynamisme soit restauré.
Les guichets vont rester grand ouverts et même s'ouvrir encore davantage aux États-Unis. L'objectif du plein emploi a été fixé par Jerome Powell, le patron de la Réserve Fédérale. Le retour aux niveaux de janvier 2020 va demander des injections massives encore de nombreux trimestres.
La Fed sera d'autant moins bridée que sa politique en termes de stabilité des prix est désormais flexible. L'objectif d'inflation de 2 % se calculera désormais comme une moyenne et les périodes passées au-dessous peuvent se compenser avec des années nettement au-dessus.
L'inflation n'est pas un sujet d'aujourd'hui – elle a été négative de 0,3 % en novembre dans la zone euro - ni même de demain. La croissance mondiale attendue au-dessus de 5 % en 2021 après une contraction de 3,9 % cette année sera tirée par la Chine, ce qui n'est pas inflationniste. Cependant, la dérive des prix américains, déjà bien plus élevée qu'en Europe, va connaître l'année prochaine un regain modéré et ponctuel du fait de la baisse du dollar et d'une amélioration économique très hétéroclite entre les États et les secteurs.
Cette remontée de l'inflation sera temporaire : la diminution des incertitudes va se transmettre entre entreprises et ménages. Entre problèmes d'approvisionnement après les confinements et la libération de la demande de consommation, elle sera logique mais sans support fondamental de long terme.
La question de l'inflation se pose cependant à un terme – un peu – plus lointain.
La leçon de l'histoire – encore – montre que face au surendettement public, en particulier au lendemain des guerres, c'est la croissance, mais aussi l'inflation, qui ont permis d'amortir les dettes. Le bon sens populaire comprend bien que l'inflation permet « de rembourser en monnaie de singe ».
La dette fédérale américaine va représenter plus d'un an de produit intérieur brut l'année prochaine. C'est un peu supérieur aux niveaux de 1945-1946. On était revenu à 40 % en 1960. Les dettes publiques cumulées des pays composant la zone euro sont au-dessus de 95 % des PIB.
Une croissance durablement supérieure à 3 % semble nécessaire pour que leur amortissement permette de revenir des deux côtés de l'Atlantique à des niveaux d'avant crise du Covid, c'est à dire pas loin du critère de Maastricht de 60 % du PIB. Le support d'une inflation élevée peut permettre d'accélérer et, en tout cas, les politiques publiques ont des raisons de la tolérer si ce n'est de la favoriser.
Il n'y a cependant ni urgence ni nécessité visible. Dans les niveaux actuels de taux d'intérêt, la charge de la dette est bien contenue : dans les pays de l'euro comme aux États-Unis elle est près de 2 % de PIB de moins qu'en 2000. L'inflation n'est pas nécessaire pour que les États profitent de taux réels très faibles ou même négatifs, surtout si on raisonne en termes de croissance potentielle Pour résumer, les taux réels peuvent être très bas (comme ils le sont aujourd'hui) sans inflation.
Cette dette est-elle destinée à être remboursée ? Non bien sûr : les États se veulent éternels et peuvent rouler les dettes. Il est rare qu'un grand pays se mette en défaut, même si l'Allemagne l'a fait cinq fois au cours du XXe siècle. Ce qui n'empêche pas que pour que les créanciers continuent à prêter, le retour à des niveaux normés ou un plan crédible pour y arriver soit nécessaire.
La particularité du moment est précisément la nature d'un des prêteurs. La Banque centrale est l'acheteur en dernier ressort des dettes publiques. En zone euro, par exemple, la BCE détient entre 17 % (Italie) et 26 % (Allemagne) de la dette des pays.
Ce prêteur en dernier ressort ne sera pas offensif pour se faire rembourser. Il pourrait même – l'idée circule – annuler une partie de ces dettes. Il n'y aurait pas de vraie conséquence directe sur l'épargne, sur les banques, sur la finance et même sur l'économie. L'idée est que l'assainissement artificiel des finances publiques libérerait la dépense budgétaire, celle-là même que les banquiers centraux souhaitent voir progresser.
Il y a tout de même un biais : ce n'est plus de l'argent gratuit dont disposeraient les États, mais d’un véritable cadeau. Dont l'utilisation et peut être même la constatation, seraient incontestablement inflationniste.
Si, au total, les dettes publiques ne font pas courir un risque d'inflation forte, il peut en être différent des termes de marché des économies.
Ce qui est en cause, ce serait la baisse des pressions hyperdéflationnistes de la mondialisation, Les relocalisations vont entraîner une pression sur les salaires des pays de l'OCDE. Le phénomène va être amplifié par la démographie.
La population active va commencer à se réduire dans les trois ans au niveau mondial. C'est bien sûr lié au vieillissement des Chinois. Mais, en Chine comme ailleurs, le rapport de force salariés/entreprises va se corriger assez vite. Le tiercé salaires – consommation – prix : là est la source de l'inflation.
Après près de 30 ans de montée de l'offre de travail, l'adaptation est inéluctable, d'autant que la redistribution est à l'ordre du jour dans les grands pays, les États-Unis de M. Biden en tête.
Inéluctable sans doute, mais pas rapide, à l'analyse des réservoirs de main d'oeuvre en Inde, dans des pays d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique du Sud. Inéluctable sans doute, mais freinée par les gains de productivité continus de la révolution numérique et dont, avec la 5G, nous commençons seulement à voir les prolongements.
L'inflation des biens et services a ainsi des éléments de soutien. Mais le frein reste solidement engagé. Les marchés financiers évaluent un risque qui reste faible. Si l'État français peut emprunter à 30 ans au taux de 0,33%, si l'État américain (qui a un objectif de long terme d'inflation moyenne de 2 %) n'offre que 1,7%, si il faut donner 0,14 % à l'Allemagne pour entrer son Bund 30 ans en portefeuille, c'est que la perspective d'une dérive des prix ou même d'une fuite devant la monnaie n'est pas dans les scénarios, malgré les dettes publiques et les bilans des banques centrales. Mais la puissance de la démographie pourra – à un moment -, sinon accélérer les choses, du moins entraîner des révisions sur les marchés. C'est un point de sensibilité.