Le conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne s’est réuni cette semaine. Le comité de politique monétaire de la Réserve Fédérale se réunit mardi et mercredi. Les gestions monétaires sont suffisamment synchronisées pour que la seconde banque centrale se comporte comme la première : en respectant les anticipations des marchés financiers. Des anticipations, il est vrai, largement basées sur les propos précédents des grands argentiers.
Au-delà des réactions immédiates des marchés financiers, il ne peut pas être question de considérer qu’il n’y a rien d’important puisqu’il n’y a pas vraiment de nouveau. Au contraire, les politiques sont massives et toujours hors de proportions avec toutes données historiques.
Des deux côtés de l’Atlantique, l’objectif est le même et a été clairement formulé, ce qui est un point marquant pour des banques centrales. Il s’agit « de passer le fossé » (bridge the gap), cette période de basses eaux dans laquelle nous rentrons et qui durera jusqu'à la libération permise par des vaccins.
Le diagnostic économique est sans vraie surprise pour les surinformés que nous sommes sur les multiples données statistiques de la « troisième vague » qui a déferlé sur l'Europe et l'Amérique du Nord. Les divergences marquées entre les économies axées sur la production industrielle (l'Allemagne est l'exemple souvent cité) et celles dépendant majoritairement des services (comme la France ou l'Espagne) se creusent. La vigueur de l'économie chinoise et une certaine résilience intra-européenne soutiennent les industries manufacturières. Dans l'ensemble de la zone, les indices PMI des directeurs d'achat manufacturiers sont supérieurs à 50 (et même à 57 dans le cas de l'Allemagne), ce qui annonce encore un développement.
Pour autant, le très vif rebond conjoncturel du troisième trimestre, qui s'est développé partout, a tourné court au quatrième trimestre et les perspectives des premiers mois de 2021 sont plus que médiocres. Les aides diverses – encore fortement majorées en France dans le discours de la semaine du Premier Ministre – ne peuvent cacher des fondamentaux très dégradés. Derrière des statistiques d'emploi en Europe qui montrent une stabilisation dans des niveaux hauts, mais pas inhabituels, les spécialistes de CPR AM estiment que le « sous-emploi » a atteint 17,9 % de la population active de la zone euro au deuxième trimestre. Par la grâce du chômage partiel, cela se compare avec un taux de chômage en données brutes de 8,6 % en octobre. Ils notent aussi que la crise a écarté encore les inégalités au sein des populations, suivant les classes d'âge et le niveau d'éducation.
La puissance des programmes de la Banque Centrale Européenne prend en compte ces données mais aussi des perspectives plus sévères.
Comme le dit la maxime attribuée à Alphonse Allais ou au père Ubu, « quand les bornes sont franchies, il n'y a plus de limites.» Ainsi, la mesure d'exception – pour une fois bienvenue – du PPEP est étendue au moins jusqu'à mars 2022. Ce pandemic emergency purchase programm (on se demande quand la BCE va abandonner l'anglais, seulement deuxième langue officielle dans deux des pays de la zone euro, l'Irlande et Malte) affiche désormais une mise totalement hors statuts de l''institut d'émission et pratiquement hors traités de 1.850 milliards d'euros. Soit pratiquement 14 % du produit intérieur brut des pays de la monnaie unique. Ce n'est qu'en 2024 au mieux que la BCE envisage de réduire cet engagement en ne réinvestissant plus les tombées d'intérêts.
Ce n'est pas tout. Le soutien massif aux banques des « TLTRO » (targeted longer-term refinancing operations) va être poursuivi avec des rachats chaque trimestre de 2021. Ce TLTRO troisième saison étendra jusqu'à la mi-2022 le bonus offert aux banques le plus actives en termes de crédit. Le cadeau n'est pas nul : prêt à la BCE au taux de -1 % vs -0,5 % pour les établissements de crédit moins bons élèves, ce qui n'est déjà pas mal.
On n'attend pas autre chose du côté de la Fed cette semaine bien que les signes de ralentissement de l'activité ne soient pas (encore?) enregistrés d'une façon comparable aux États-Unis. À New-York aussi, les bornes sont franchies depuis longtemps. La Réserve Fédérale devra jouer sur la maturité des dettes achetées et, de façon complémentaire sur leur rythme. Elle veut renforcer la dynamique du crédit d'une part, mais doit aussi répondre à un allongement de la durée des emprunts du Trésor. Dans tous les cas, les montants seront une nouvelle fois hors de proportion de toute référence historique.
Les stratégies de ces deux grandes banques centrales peuvent surprendre vu des marchés financiers. Les valorisations sont celles d'une conjoncture redevenue « normale » et même porteuse. Les bénéfices à 12 mois sont capitalisés entre 17 et 22 fois sur les grandes Bourses après une année qui a finalement fait plus que sauver les meubles.
À la Fed ou à la BCE, on n'est pas sur le même tempo. Les besoins de transmission de la dynamique à l'économie sont jugés suffisamment pressants pour cette poursuite du « quoi qu'il en coûte ».
Sans doute le court terme menaçant et ses conséquences de moyen terme priment sur le long terme de l'après pandémie. Le retour à la normale se décale ainsi trimestre après trimestre. 2023 est souvent avancé par les économistes des autorités monétaires. C'est peut-être pour cela que la réaction des marchés après la communication de Madame Lagarde a pu paraître mesurée en fin de semaine : derrière l'annonce de plus d'argent gratuit et plus longtemps se profile le diagnostic d'une sortie de crise plus laborieuse qu'anticipé généralement.
On ne peut pas demander davantage à la gestion monétaire qui s'appuie sur une inflation absente ou très faible. Les banques centrales font le job pour « passer le fossé. » Mais, en jouant hors limites, elles admettent aussi que la conjoncture ne peut être dirigée par leur seule action.
Discours après discours, elles réaffirment la nécessité d'une action plus puissante et la plus massive des budgets publics. Le propos n'est pas seulement théorique puisque ce sont elles qui vont assurer l'essentiel des financements.
L'Europe semble en voie de trouver un accord pour son plan de 750 milliards d'euros, sous forme d'atténuation des conditions hors sujet économique de politique intérieure qui devaient être imposées.
Du côté américain, beaucoup dépendra des élections du 5 janvier qui complèteront le Sénat. En cas – jugé peu probable - de majorité Démocrate le programme Biden et son dispositif de 700 milliards de dollars de dépenses pourrait être mis en oeuvre sous la houlette de Janet Yellen, l'ancienne patronne de la Fed. Dès avant, un accord entre les deux partis au Sénat se dessine pour la deuxième jambe du plan de relance. Il doit entrer en vigueur fin janvier et les 908 milliards de dollars du consensus, s'ils sont plus proches des intentions Républicaines que des 3.000 milliards avancés par les Démocrates, pèsent plus de 4 % du PIB. Même avec 31 % investis en prêts (aux PME) et le solde en dépenses nettes, il remplit pas mal des conditions mises par la Réserve Fédérale.
Ces plans, comme la gestion monétaire produiront des effets bien différents suivant l'évolution sanitaire. Au-delà des diagnostics plus que réservés des banques centrales et de leur quasi-certitude qu'il n'y a pas de pressions inflationnistes en vue, les conditions d'une forte croissance seraient assurées par le mix politique monétaire/budgétaire si ou quand le Covid-19 sera derrière nous. C'est le pari des vaccins pris par les marchés. Il semble assez légitime.