Derrière la crise sanitaire, la perspective de court terme de récession et les projections de forte croissance, il y a un actif d'ajustement qui a joué : la devise. Depuis le début de cette année si exceptionnelle, le dollar a perdu 9 % face à l'euro ou le franc suisse, 6 % en yuan, 5 % contre yen. Il a «perdu» 66 % en bitcoin !
Le mouvement n'a pas été continu face aux grandes monnaies. Le dollar a gagné 4 % en euro de janvier au début mai. C'est depuis le début des confinements en Europe, mais aussi du développement de l'épidémie dans certains États des USA, qu'il a reculé en ligne presque droite.
Le mouvement a ainsi une réelle profondeur et apparaît bien ancré. Les financiers aiment parier sur la poursuite des tendances, prolonger le trait qui apparaît sur les courbes d'évolution. C'est vrai pour les scénarios boursiers après une année 2020 très atypique. C'est également vrai pour les devises. Pour le dollar, il y a déjà un - grand - pas de fait. Mais il reste de la réserve potentielle.
Les banques centrales semblent bien silencieuses sur les sujets des changes. Pourtant, à étudier de près les communications et les débats des comités de gestion monétaire, on pense à la fameuse formule de Gambetta à propos de l'Alsace-Lorraine : « y penser toujours, n'en parler jamais. » La Réserve fédérale américaine comme la Banque Centrale Européenne ne considèrent pas que la question relève de leurs mandats. Mais, évidemment, elle joue sur la stabilité de la monnaie, sur l'activité économique, sur l'emploi. Si le sujet est éludé lors des conférences de presse de Mme Lagarde ou M. Powell, ces derniers font plus que constater les écarts. Au minimum ils s'efforcent de gérer les tendances.
Précisément, la politique des banques centrales est le premier des facteurs de pression sur les monnaies en général. C'est leur action qui a amené le stock total de dettes dans le monde à pratiquement 3,6 fois le produit intérieur brut. En 2000, le ratio était de 2,3 et, en 2012, il se situait encore à moins de 3,1.
Les économies à effet de levier inconnu ont provoqué une véritable fuite devant la monnaie. On la retrouve dans les actifs et pas seulement dans la valeur des crypto-monnaies. Les actions, l'immobilier ou l'or sont les illustrations de cette inflation qui n'affecte pas les prix ou les salaires. C'est parti pour durer encore. Sur les 10 premiers mois de 2020, les ménages américains ont épargné 2.900 milliards de dollars. C'est plus du double du chiffre 2019 pour la même période. Cette épargne est évidement concentrée vers le décile le plus riche, celui qui a le moins de propension à consommer. Les arbitrages venant des fonds monétaires vont encore soutenir les actifs réels.
Cela constaté, cette protection recherchée contre la perte de valeur de la monnaie n'a pas de raison de toucher spécifiquement l’une ou l'autre des devises des grands pays occidentaux, puisque la recette des grands argentiers est appliquée un peu partout. Elle joue pourtant plus sur le dollar. D'abord parce que cette épargne américaine va forcément vendre de sa propre devise. Ensuite parce que le dollar est LA devise mondiale, pour le meilleur comme pour le pire. Elle peut bénéficier de la fuite vers la qualité comme de celle de la monnaie.
La question est pourtant posée. Le dollar est-il toujours LA monnaie ? C''est un véritable serpent de mer du côté des économistes. L'euro et sa stratégie de devise forte dès sa création en 1999 avait l'ambition avouée de prendre une partie de la place. Malgré son statut de « deutschemark über alles » la politique américaine a pris le contrepied. Ouvert sur une parité de 1,18 euro pour un dollar, la monnaie américaine s'est vivement appréciée en trois ans, pour se situer sur une parité de 0,83 début 2003.
La démonstration était faite et l'hégémonie mondiale du dollar a été confirmée comme monnaie d'échange (aujourd'hui plus des deux tiers des transactions sont libellées en dollars) et comme monnaie de réserve (plus de la moitié). La gestion du change pour obéir aux besoins des États-Unis s'est poursuivie, sur le modèle défini au début des années 1970 par John Connally, secrétaire du Trésor de l’administration Nixon : « le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème ».
Avec l'épidémie, comme lors de chaque crise, la question de la suprématie du billet vert est souvent posée. Ce n'est pas une évolution qu'on peut anticiper : la Chine n'y a pas intérêt, ni économique, ni financier, et le modèle des crypto-monnaie a bien du chemin avant de devenir un relais crédible. La concurrence chinoise du Renmimbi viendra un jour et est à envisager plus que celle de l'euro, mais le terme apparaît bien éloigné.
Comme le dollar est encore pour un moment LA monnaie, il est en première ligne pour la fuite devant l'afflux de liquidités. Il peut se déprécier face aux autres devises. Il reste sous influence des intérêts américains et, aussi de la conjoncture spécifiquement américaine. Il n'y aurait rien d'anormal à la poursuite de la baisse. Rapportée à un panier de devises, un retour dans la moyenne depuis 2000 impliquerait une baisse de 10 %, et celui sur les plus bas de 2008-2013, de 20 %.
Le cours actuel du dollar / euro de 1,22 est un peu supérieur à celui des débuts de la monnaie unique (dollar un peu plus faible). Le dollar est descendu (hausse de la parité) jusqu'à 1,57 en juin 2008. Simplement retrouver cette parité demanderait une baisse de 30 % du billet vert.
Au-delà des flux d'investissement, il y a des fondamentaux qui poussent à la baisse. Le premier est l'inflation : face à une déflation rampante eu Europe ou au Japon, aux États-Unis, l'objectif « d'inflation moyenne » de la Fed annonce une gestion monétaire et, en particulier des taux d'intérêt, très tolérante. Le pilotage de la hiérarchie des taux va également aller dans le sens de la baisse du dollar. Les déficits – compte courant et Budget – vont aussi exercer une pression.
Le dernier facteur est politique. Il apparaît peu probable que le programme de M. Biden puise être appliqué dans sa totalité. Il rencontre l'opposition des Républicains du Sénat, et, en sus, celle de certains Démocrates. Mais, même atténuées, les mesures seront inflationnistes.
Le dollar se trouve dans un scénario assez typique post-crise de rebond sans excès de son économie et de l'activité mondiale. La baisse de 10 à 15 % qui semble se profiler peut, comme toujours quand on parle de change, être prise à revers.
Un emballement de la croissance américaine attirerait les capitaux et, les tensions déflationnistes éliminées, entraînerait une remontée des taux de l'ensemble de la courbe. À l'inverse, si la croissance mondiale était moins forte qu'attendu, les valeurs refuge seraient recherchées. Les deux scénarios apparaissent peu probables. Si on devait parier sur les valeurs refuge, le yen ou le franc suisse, voir même l'euro paraissent mieux placés.
L'ajustement économique, la politique et la géopolitique, la gestion monétaire, les flux, poussent à cette baisse de 10 % à 15 % du dollar. Le scénario est crédible et ses effets sur les valeurs exportatrices des diverses zones, sur le pétrole et l'or qui jouent en bascule et, bien sûr, sur les investissements taux, peuvent former une base pour les stratégies de portefeuille.