L'actualité des marchés se focalise évidement sur les Bourses presque euphoriques face à une conjoncture de taux d'intérêt toujours marquée par des rendements très faibles, nuls ou négatifs sur les obligations libellées en grandes monnaies. Les performances spectaculaires de certaines autres classes d'actifs interpellent aussi. Bien sûr, c'est le parcours du Bitcoin, stabilisé entre 30.000 et 40.000 dollars (si on peut appeler cette large fourchette une stabilisation) pour un cours descendu de 9.000 jusqu'à 5.000 entre janvier et mars de l'année dernière, qui impressionne. La cryptomonnaie vedette avait une contrevaleur de moins de 13.000 euros il y a 4 mois. Mais, au chapitre des envolées, on pointe des actifs plus classiques : l'once d'argent a gagné 50 % en an, amplifiant largement les 17 % de l'once d'or sur la période.
Il est évidement tentant de rapprocher la monnaie numérique et l'argent métal : les deux actifs – on doit les considérer ainsi – sont des alternatives aux grandes devises. La fuite en avant des banques centrales responsables du dollar, de l'euro ou du yen crée presque automatiquement une recherche de stabilité face à l'afflux de monnaie. L'argent métal est synonyme de fiabilité depuis des siècles et offre une protection au moins apparente. Le Bitcoin peut revendiquer un stock qui sera limité au final, garantissant un effet de rareté. C'est d'ailleurs la seule garantie qu'il offre sur le long terme.
Les moteurs qui ont enclenché la hausse – la spéculation pour chercher à s'affranchir des monnaies officielles, la garantie des transactions et leur confidentialité – sont communs. Mais les sous-jacents sont trop différents pour s'arrêter là : l'or ou l'argent sont des biens tangibles, peuvent encore être extraits sans qu'on connaisse précisément les réserves, ont des utilisations industrielles ou commerciales spécifiques. Ce sont des métaux précieux et des matières premières.
Les cours de l'argent approchent les records de la fin des années 1970. Les cours avaient alors été poussés par une spéculation exceptionnelle. Dans un univers de forte inflation (14 % aux États-Unis), les pétroliers texans Hunt avaient tenté une prise de contrôle de l'ensemble du marché. Leurs premiers achats réalisés avant 1975 dans une fourchette de 2 dollars – 4 dollars pour une once se sont amplifiés 5 ans durant.
Début 1980, ils avaient accumulé la moitié du stock mondial d'argent et, avec des achats sur les marchés dérivés, ont étranglé les vendeurs à découvert. Les cours de l'once qui avaient été amenés de 5 dollars à l'été 1978 à 18 dollars un an plus tard ont établi leur record de 54 dollars en janvier 2000, portés par les rachats contraints de vendeurs.
La spéculation avait été ensuite cassée par l'action de la banque centrale de Paul Volker, l'homme qui devait juguler l'inflation. En interdisant les achats à terme, il avait mis en place les conditions du krach qui a détruit le corner. Fin mars 1980, l'once était revenue à 11 dollars.
La leçon de l'aventure était double. D'abord, on ne peut pas manipuler un marché contre les autorités monétaires. C'est aujourd'hui le sujet du bitcoin et de pas mal des cryptomonnaies, même si la technologie les met à l'abri pour le moment. Ensuite, une matière première obéit à des fondamentaux. La hausse des cours avait provoqué celle de la production : de l'argent il y en a beaucoup sous la terre et le prix d'extraction peut s'aligner sur les prix. Enfin, la conjoncture d'inflation est déterminante, la chute du pétrole comme de l'or l'ont montré dans la première moitié des années 1980.
L'argent peut être un thermomètre. Les niveaux de 1980 avaient été approchés à l'été 2011, au plus fort de la crise des dettes publiques. Sans aller jusque-là, les 30 dollars d'octobre dernier et même les 26 dollars actuels sont-ils l'annonce d'une inflation prochaine ?
La crise sanitaire complique évidement les analyses. La reprise de la demande va être la clé pour l'inflation dans les prochains mois mais, déjà, par exemple aux États-Unis, la hausse des prix de l'alimentaire et de l'énergie a provoqué un frémissement au quatrième trimestre 2020. Les mois qui viennent, pendant les vaccinations et une fois leurs effets libérant au moins en partie les économies, vont subir une pression inflationniste apparente en raison d'effets de base.
Le sujet est cependant l'inflation structurelle. Dans une phase de rebond et de normalisation de la demande, elle ne semble pas avoir un gros potentiel. En témoignent les anticipations du consensus pour 2022 : 2,2 % aux États-Unis (ce qui entrerait dans les objectifs de la Réserve Fédérale), 1,3% dans la zone euro.
Pour autant, au-delà de l'argent ou de l'or, c'est l'ensemble des métaux ferreux et non ferreux, des terres rares, des produits agricoles et des matières premières énergétiques qui a monté et tiennent des cours en nette hausse. Un premier facteur de soutien est l'effet « classe d'actif » et la recherche de placements alternatifs dans un environnement de liquidités surabondantes.
Mais cet effet – celui du Bitcoin - n'est pas le seul. Le cycle économique de rebond décalé ou retardé, mais pas remis en cause joue sur les anticipations. Les poussées de prix de court terme sont prolongées par les marchés en raison de sous-investissements de production qui se sont amplifiés avec l'épidémie.
Les matières premières, et en premier lieu le pétrole, ont toutes les raisons de rester sur la pente haussière des cours dans une conjoncture économique de progression des industries manufacturières et de reprise de la mobilité.
Les investisseurs ont déjà pris la mesure de ce changement de donne sur ces marchés particuliers, en dehors même d'une inflation des biens de consommation ou des salaires. Au 4ème trimestre 2020, la meilleure performance des actions est revenue au secteur de l'énergie (+28,7 % au niveau du MSCI Monde) et celui des matériaux (+ 16 %) entre dans le quinté. C'est mieux que les technologiques (+ 13 % au niveau Monde) qui, il est vrai, avaient pris de l'avance aux trois premiers trimestres.
Le pari n'est pas – ou n'est pas encore- celui de la reflation. On notera même que les points morts d'inflation sur les marchés financiers sont plus élevés pour les deux ans qui viennent que ceux à 10 ans. Cette situation atypique montre bien l'attente de dérive des prix focalisée sur les matières premières.
La conjoncture est là en tout état de cause et, derrière le pétrole, peut-être un peu paradoxalement dans une conjoncture d'investissements climatiques, les métaux, et les matériaux vont bénéficier d'un environnement favorable. Ils vont profiter de la demande chinoise, d'une reprise mondiale cyclique, des programmes publics d'investissement ou d'aide à l’investissement, du dollar faible. Et comme pour les matières premières agricoles, de goulots d'étranglement favorables aux prix.
Derrière le symbole de l'argent métal, c'est l'ensemble des matières premières comme classe d'actif ou secteurs d'investissement qui semble avoir seulement commencé son « rerating ».