Dans une crise sanitaire qui, par bien des côtés, est un phénomène médiatique mouvant, chacun cherche à se faire une opinion. C'est assez naturel, mais 7 milliards de spécialistes en virologie sur la terre, cela ne donne pas les clés des stratégies de restauration d'un environnement aussi comparable que possible à celui d'il y a encore 18 mois. Les inconnues des équations posées « en continu » sur les télévisions et les réseaux sociaux se multiplient de loin en loin, tant les avis des spécialistes divergent et que les gouvernements placent leurs communications en priorité sur le plan de leur propre autojustification. Cette ambiance de championnat du monde, où des dirigeants semblent se focaliser sur des comparaisons internationales, masque en partie les tendances.
Vu de chez nous – dans l'Union Européenne et en France – les données n'entretiennent pas l'optimisme : le sentiment général est que loin de s'améliorer la situation sanitaire se dégrade encore, ou, au mieux, se stabilise laborieusement. Il ne peut pas être question d'une analyse absolue, mais le ressenti personnel et ses effets sur le sentiment économique peut masquer les évolutions.
Malgré les mutations du virus, le monde est entré dans une phase annonçant la fin de l'épidémie. Le retournement de tendance pour le nombre de nouveaux cas s'est affirmé depuis cinq semaines et le nombre de décès qu'on peut attribuer à la Covid baisse. Par ailleurs, les campagnes vaccinales commencent à être jugées, et sont globalement de mieux en mieux acceptées. Elles donnent une probabilité élevée à l'objectif d'immunité collective.
Cette évolution favorable indéniable ne peut bien sûr évacuer les risques liés aux mutations du virus. Mais ce sont surtout les écarts qui se creusent très fortement entre les différents pays et les différentes zones dans le calendrier pour aller vers cette fameuse immunité collective qui vont marquer les évolutions des économies ces prochains mois.
L'actualité amplifie ainsi le sentiment d'une reprise économique qui se décale et qui va mettre du temps à être synchrone avec en particulier le retard d’une zone aussi importante pour la croissance mondiale que l'est l'Europe continentale (16 % du PIB mondial). Les écarts de retour à la normale vont peser sur la dynamique générale, mais l'environnement global de fin d'épidémie confirme les projections d'une forte croissance à partir de la fin de l'été et, en tout cas à horizon 2022-2023. La fin des blocages va créer un environnement très dynamique.
La reprise – le moment venu – sera très forte : les effets de base vont jouer à plein, les ménages des pays développés ont constitué une « sur -épargne » qui va favoriser la consommation, alors que les plans de relance budgétaires américain et européen vont doper l'investissement.
Les politiques monétaires sont le complément des déficits budgétaires historiques : il n'y a pas de raison de les voir s'infléchir. Discours après discours, derrière la Réserve Fédérale américaine et la Banque Centrale Européenne, les engagements en ce sens sont réitérés.
Est-ce qu'un regain d'inflation pourrait remettre cette logique en question ? Les effets de base – en particulier des prix de l'énergie vont jouer à court terme, mais l'inflation sous-jacente reste tenue dans les fourchettes qui sont admises par les banquiers centraux. Les risques de dérapage et de réelle reflation sont jugés très limités comme en témoignent les anticipations d'inflation sur les marchés : à 10 ans, elles sont nettement en-deçà de leur niveau à 2 ans.
Ce monde toujours sans forte inflation sur les produits de consommation et sans engrenage amorcé sur les salaires n'est pas marqué par une absence de tensions sur les prix. On a eu des exemples sur l'argent, sur les métaux ferreux et non ferreux, sur les matières premières agricoles. On n'en est pas encore à la reprise économique forte, mais les besoins en amont pour la production s'envolent déjà.
La caractéristique de la conjoncture économique dégradée créée par l'épidémie est la conjonction d'une crise de l'offre et d'une crise de la demande. La perspective de sortie, avec une demande dopée par les plans des États et la consommation des excédents d'épargne, créé déjà des goulots d'étranglement.
Les fameuses enquêtes auprès des directeurs d'achat mettent en évidence la hausse acceptée des prix « des entrants » et celle, subie, des délais de livraison.
Les cours des métaux sont une bonne indication de ce retard anticipé de la production sur la demande : sur un an le cuivre a gagné 45% et encore 6 % depuis le début de l'année. Un autre indicateur de ce besoin de biens permettant de produire est le tarif du fret : malgré la stagnation du commerce mondial, le baltic dry index a été multiplié par trois en un an.
Le dernier exemple de cette entrée dans un monde nouveau des termes de l'échange pour la production a été, cette semaine, le constat de besoins non satisfaits pour les semi-conducteurs. La pénurie a mis en panne l'industrie automobile européenne. Au-delà, de facteurs particuliers au secteur liés à la numérisation des économies accélérée par les confinements et le télétravail, les industriels se trouvent coincés par un oligopole de fait. C'est un peu le coup de la carence de masques ou de paracétamol d'il y a un an. Mais c'est aussi et peut-être surtout l'instauration d'une règle de partage de la richesse bien différente de ce qu'elle a été depuis le début du siècle.
L'inflation concentrée sur le rattrapage de l'offre va finalement être plus un transfert de marge qu'une hausse de prix. Cette reconstitution de rentabilité pour « ceux qui fournissent » a de bonnes chances d'être durable. Le carburant de cette croissance sera la classe des matières premières en général : énergie d'abord, autres matières premières ou agricoles, mais, aussi, des constituants indispensables à la production industrielle. Les semi-conducteurs sont ainsi des matières premières – on dirait en anglais une commodity - comme d'autres : le pricing power est déjà rapatrié vers les producteurs.
La mutation du modèle la Chine – sur l'interne et le pouvoir d'achat - accélère cette situation qui, pour le moment, est la conséquence de la crise. Les productions à prix cassés de biens sans grande valeur ajoutée ne vont pas continuer à porter les profits des entreprises des pays développés. La gestion en flux tendus a trouvé ses limites : pour en rester aux semi-conducteurs, derrière Porsche ou DaimlerChrysler, les industriels de l'automobile vont investir dans les capacités de stockage.
Ce changement de donne est donc un transfert de marge et pas du tout une baisse généralisée des profits des entreprises : l'inflation ne doit pas faire peur aux investisseurs quand elle améliore la profitabilité. La reprise sera cyclique et, au sein des secteurs cycliques, l'amont, y compris le stockage, va être le gagnant, par exemple dans les domaines de l'investissement en infrastructures, en transition énergétique, en construction. Les portefeuilles vont devoir challenger les valorisations, mais les multiples d'évaluation actuels ne portent pas de risque de cassure global.