La politique italienne nous a donné un scénario qui, pour ne pas être inédit, apparaissait un peu inespéré à la fin de l'année dernière. Un gouvernement d'union nationale soutenu en particulier par les partis les plus radicaux venant des extrêmes de l'échiquier ouvre un scénario économique qui offre plus de visibilité et, pour les marchés financiers, une crédibilité certaine.
La présidence du conseil confiée à Mario Draghi s'appuie sur un consensus finalement bien surprenant. La durée du montage est évidement la première question qui va se poser. Celles des objectifs et des possibilités relèvent de la suivante. La lumière se fixe sur la personnalité du nouveau Premier ministre. Les facteurs ayant conduit à sa nomination ou l'ayant même imposé donnent ensuite les contours de l'action espérée, attendue, envisagée. Plus que la durée de vie de ce gouvernement dit de techniciens, c'est la donne économique et financière à définir qui peut ouvrir un cadre nouveau pour l'Italie et pour l'Union Européenne.
Mario Draghi est un peu une légende de la finance mondiale. Économiste universitaire et grand argentier italien, il a connu le parcours – sans faute – de la haute fonction publique à la Banque Mondiale puis à la tête du Trésor avant de passer, de 2002 à 2005, dans l'exécutif de Goldman Sachs.
En 2006, à 59 ans, il revient au sein des autorités financières. Il est alors nommé gouverneur de la Banque d'Italie par Silvio Berlusconi. Il quitte le poste pour succéder en 2011 à Jean-Claude Trichet à tête de la Banque Centrale Européenne. C'est à ce poste qu'il est devenu une légende : s'engageant à sauver le système bancaire européen – et d'abord les grandes banques allemandes - « quoi qu'il en coûte », il a ainsi préservé l'euro, dont la survie dépendait justement de la restauration de la crédibilité et de la liquidité des banques.
« Sauveur de l'euro », M. Draghi a gagné son label de Super Mario en utilisant l'arme absolue des banquiers centraux : la parole. Le soutien sans limite à la monnaie et aux banques annoncé à l'été 2012 au plus fort de la crise a débouché sur une restauration de confiance plutôt spectaculaire. Il est vrai que les plans d'injections de monnaie répétés et massifs sous des formes non conventionnelles ont été au rendez-vous, tout au long du mandat BCE terminé en 2019, toujours en étroite concertation avec la Réserve Fédérale américaine dirigée par Ben Bernake, puis Janet Yellen pour l'essentiel de la période.
L'entrée en politique à 74 ans directement au Palais Chigi est évidement une nouvelle marque de l'exception du personnage. Il faut reconnaître au nouveau président du Conseil un profil multifaces qui lui donne les atouts dont un gouvernement technique a besoin : successeur de M. Trichet à la BCE, il a tourné le dos à sa gestion de restrictions monétaires ; imposant à la Grèce un régime draconien et promoteur de privatisations après avoir mis en place un programme en Italie même comme Directeur du Trésor , il a aussi été l'argentier de M. Berlusconi, une des bêtes noires de la fameuse Troïka (FMI – Commission de Bruxelles– BCE).
Des gages divers donnés tout au long d'une carrière marquée par le pragmatisme qui lui assurent aujourd'hui le soutien général des partis de son pays.
Ce n'est pas le premier gouvernement « technique » italien de l'histoire récente : c'est même le quatrième depuis 1994. En novembre 2011, la pression de la Troïka, bien relayée par les marchés financiers, avait contraint le gouvernement Berlusconi (le quatrième) à la démission. C'est l'état des finances publiques et la mise en oeuvre d'un plan adressé à la Commission Européenne qui justifiait de renvoyer sans vote un gouvernement majoritaire au parlement. Le choix de Mario Monti – pas le contraire de ceux du gouverneur Ciampi ou de l'économiste Dini en 1993 et 1995 - a offert un profil presque caricatural : économiste universitaire, près de 10 ans commissaire européen (marché intérieur, puis concurrence), passé par les rouages de Goldman Sachs, il quitte alors la présidence de la fameuse université Bocconi de Milan pour gouverner le pays.
Avec un cabinet ne comprenant aucun parlementaire, il a mené une politique d'austérité et de réformes très sévères, en particulier sur le marché du travail et la retraite, mais, aussi, sur la fiscalité en éliminant de nombreuses niches. Le mandat était d'éviter les risques de défaillance financière du pays et il a été obtenu, confirmé par un adoubement spectaculaire de Mme Merkel grande critique de son prédécesseur.
Ce bilan « technique » et cette popularité dans les instances internationales n'a pas valu à M. Monti une survie politique. 13 mois après sa mise en place, et après avoir fait approuver le budget 2013, il était contraint à la démission après l'éclatement de la majorité autour des techniciens. La politique reprenait ses droits et le parti créé pour le soutenir devait plafonner à 10 % des voix lors des élections générales de février 2013.
L'espérance de vie du gouvernement Draghi semble circonscrite 10 ans après l'épisode Monti. Les élections à la Chambre des Députés et au Sénat sont prévues au printemps 2023 au plus tard, et celle du président de la République en février 2022, ce qui laisse en pratique six à huit mois au gouvernement pour agir au fond.
Les ambitions affichées sont pourtant élevées. M. Draghi n'a pas fait preuve de modestie en définissant ainsi son action devant les parlementaires : «combattre la pandémie et mener des réformes radicales».
L'épidémie a entraîné sa nomination. Avec près de 100.000 morts attribués à la Covid, l'Italie a été la première touchée en Europe et se place aussi en avance pour une amélioration, malgré les retards vaccinaux de la politique commune européenne. Mais les conséquences économiques ont été brutales : avec une baisse de PIB de 8,9 % le pays a subi l'année dernière une des pires récessions de la zone euro qu’a cédé en moyenne 6,8 %.
Combattre la pandémie sera pour le gouvernement redresser la barre de l'économie et c'est précisément la raison de l'appel à Draghi. Ses ambitions réformatrices pour la péninsule ou pour l'Union Européenne viennent dans l'esprit des italiens et de leurs hommes politiques bien après sa capacité à recueillir, puis à dépenser la manne du plan européen de relance.
L'effort mutualisé au sein de l'UE fixe une injection de 209 milliards d'euros pour la République Italienne. Avec 13 % du PIB 2020, on entre dans les proportions du budget américain. Évidemment,les déficits budgétaires propres pourront s'ajouter à cette enveloppe qui, dans sa définition de la bureaucratie bruxelloise, doit être affectée « aux réformes de structure devant permettre l'augmentation sur la durée de la croissance potentielle. » C'est pour assurer les virements que la crédibilité de Mario Draghi a été jugée utile à l'éventail politique au complet : son simple nom peut libérer les crédits.
La feuille de route est bien différente de celle des précédents gouvernements techniques qui devaient faire passer des mesures d'austérité. Cela dit, c'est sur la question des réformes structurelles que les marges de manoeuvre politiques vont se révéler les plus étroites. M. Draghi – en technicien ou en théoricien – a pu prendre dans le passé des positions que l'homme politique qu'il est devenu va devoir infléchir.
Le président du Conseil est dans son rôle quand, utilisant une nouvelle fois sa parole, il affirme que l'endettement italien qui va atteindre 160% du PIB à la fin de cette année ne sera soutenable qu'à la condition que les surplus soient employés à des fins productives, en particulier par les investissements publics dans « les infrastructures cruciales pour la production et dans le capital humain ». Au-delà des formules, ses ambitions fédérales précédentes, avec en particulier un ministère commun du Trésor gérant la dette commune de l'UE, les budgets et même la fiscalité auront bien du mal à passer les Parlements et pas seulement en Italie.
Il faut sans doute prendre cette divine surprise du gouvernement Draghi pour ce qu'elle est dans le court terme. Elle stabilise financièrement la zone euro : la convergence des rendements des obligations d'État en témoigne. Elle garantit le niveau de nouvelles dépenses publiques italiennes. D'une certaine façon, elle va un peu paradoxalement valider la nouvelle donne des finances publiques au sein de l’euro. Les trois grands pays – Allemagne, France et Italie – vont valider l'endettement facial auprès des banques centrales sans ambition de le réduire ni peut-être même pas de la stabiliser.
Mario Draghi a été le champion de la hausse du bilan de la BCE et ne craint pas la dette. Avec Janet Yellen au Trésor américain, il va reconstituer en quelque sorte une ligue dissoute de la fuite en avant financière. Au-delà des formules, la nouvelle donne européenne va être la validation des investissements publics « quoi qu'il en coûte » y compris par la dette, à la seule condition que son coût soit inférieur à la croissance nominale. Pour le moment, on y est et pour longtemps.