Vous connaissez Mcfly et Carlito ? Sans doute maintenant que le président de la République a décidé d'utiliser ces « vidéocasteurs » pour se positionner sur le segment des jeunes de moins de 25 ans en vue de la présidentielle de l'année prochaine. Ses services de communication ont trouvé le moyen de lui assurer une présence sur la chaîne Youtube de Mcfly et Carlito qui compte 6 millions d'abonnés : en contrepartie d'un clip traitant des célèbres gestes barrière, il s'engageait à tourner une vidéo souvenir avec ces « influenceurs ». La condition posée par les services de l'Élysée – 10 millions de vue de la vidéo geste barrière – était gagnée d'avance. En cinq jours, elle avait été vue 13 millions de fois.
L'auteur de cette chronique a, comme pas mal de ses lecteurs on l'imagine, découvert à cette occasion ces messieurs et même plus largement les influenceurs. M. Macron n'est qu'un exemple : il s'agit d'un support de promotion et de commerce puissant, avec des audiences très ciblées, plus efficace que la publicité sur les supports traditionnels que sont les journaux, les radios, les télévisions ou même les sites internet.
Le concept des influenceurs n'est pas compliqué à comprendre. C'est l'exécution qui est l'exercice. Les vidéos portent un message : « je suis ton ami ». Il n'est pas question de journalisme, de réflexion, pas vraiment d'art ou de création : le clip doit être addictif et placer le spectateur dans le groupe « d'amis » de l'influenceur. Cet ami, que vous retrouvez tous les jours.
Ce type de support de commerce – cet ami vous veut du bien - qui a une audience très forte chez les jeunes et même très jeunes consommateurs a trouvé une application dans un registre différent : la finance. Il s'agit des SPAC.
Les SPAC pour Special Purpose Acquisition Companies sont un type certainement très particulier de produit financier. Ils ont une place dans le paysage : en 2020, ils auraient levé 137 milliards de dollars aux États-Unis. Ce qui représente près de 15 % de la contrevaleur (très volatile) des bitcoins.
Cet animal spécifique est une entreprise qui n'a pas d'activité commerciale ou industrielle propre. Il permet de lever des fonds en profitant d'un panel d'investisseurs les plus larges grâce à une cotation sur une place boursière. Avec ces fonds, le SPAC doit acquérir une société dans un délai de deux ans. Le domaine d'activité de la future filiale est généralement plus ou moins défini.
La SEC américaine défini les SPAC comme un véhicule d'investissement "créé spécifiquement pour mettre en commun des fonds afin de financer une opportunité de fusion ou d'acquisition dans un délai déterminé".
Il s'agit donc de faire un chèque en blanc à un décideur ou un groupe de décideurs pour réaliser un achat qui, de fait, sera directement coté en Bourse sans avoir à supporter les contraintes de protection des souscripteurs ou les délais imposés par les régulateurs boursiers lors des introductions sur les marchés. Ce qui rattache ce montage qui réplique des pratiques financières qui sont anciennes et mêmes très anciennes aux influenceurs, c'est la démarche commerciale : en signant ce chèque en blanc le souscripteur entre dans un groupe « d'amis » derrière un leader dont il peut être fier et à qui il fait toute confiance.
Ces amis qui vous veulent du bien, et dans un premier temps veulent bien de votre argent, sont des stars people comme le rappeur Jay-Z, le basketteur Shaquille O'Neal, la tenniswoman Serena Williams ; ce sont aussi des industriels de haut vol comme Richard Branson, Xavier Niel, Bernard Arnault ; ou des stars de la finance comme Bill Ackman (Pershing Square Capital); Michael Klein (ex City Group) et Tidjane Thiam (ex Crédit Suisse). De quoi être fier que ces personnalités acceptent votre argent.
Il y a du people et de la réputation, il y a du business, il y a la liberté de recevoir un chèque en blanc.
Il n'y a pas de limite à cette liberté pour les promoteurs des fonds. Les dirigeants s'en serviront pour acheter ce qu'ils veulent, à qui ils veulent, au prix où ils le veulent. Ils peuvent lever des fonds à des prix évolutifs en fonction de la demande liée à la personnalité du sponsor : aucune règle d'égalité ou même de simple équité ne s'impose. Tous seront « des amis », mais il y en a et en aura qui pourront l'être plus que d'autres.
Il peut paraître plutôt surprenant de constater pour ces collectes de chèques en blanc l'indulgence et même la complicité des autorités boursières, souvent très contraignantes en général. Chez les SPAC, compliance à la carte, des process de décision pas toujours clairs, pas d'égalité de traitement entre actionnaires...
Il est vrai que le modèle des influenceurs est suivi : on ne demande pas à un influenceur de dire la vérité ou de promouvoir un produit vérifié. On ne demande pas grand-chose à un SPAC, à part le nom du sponsor, qui peut valoir engagement il est vrai. Le souscripteur ne demande pas d'objectif, pas de déontologie, peut-être pas même d’honnêteté. Il prend simplement rendez-vous en se disant en quelque sorte «grâce à mon ami Untel, je ne suis embarqué avec lui sur une bonne barque ».
Bien sûr, la gestion pour compte de tiers qui est la dominante des marchés financiers, y compris quand les tiers sont les retraités américains ou japonais, a des fonctionnements similaires aux SPAC sur bien des points. On pense, pour aller au bout de la délégation, à la gestion de portefeuilles obligataires qui relève finalement de prises de paris. Mais avec les SPAC, sans règles, sans contraintes, sans historique, on comprend qu'il va y avoir de tout : des loteries, des refinancements sur le dos du public, des projets aussi, spéculatifs ou pas. Ce sera le prix à payer en Bourse pour entrer dans un schéma de placement privé (Private Equity). Il y aura aussi de tout au rendez-vous, et des gros gains comme des déroutes.
On a du mal à ne pas penser aux romans anglais ou américains de la fin du XIX° siècle ou du début du XX° et les placements de sociétés n'existant quelque fois même pas qui grugeaient les héritiers ou les officiers. On se retrouve aussi l'histoire des placements malheureux de Marcel Proust qui était la proie crédule des vendeurs de rêves financiers.
L'histoire se répète toujours. La finance ne peut s'empêcher de profiter de de toutes les possibilités lorsqu'elle est débridée. On se rappelle qu'il a fallu seulement 10 ans après l'abrogation des règlementations bancaires du Glass-Steagall Act de 1933 par l'administration Clinton en 1999 pour qu'une crise systémique mette la finance mondiale en danger.
La situation d'aujourd'hui a bien des précédents, mais avec les SPAC venant après certaines cryptomonnaies, On ne doit pas être surpris des propos de Guo Shuqing. Le régulateur bancaire et des assurances chinois s'inquiète de la prolifération de bulles financières, et pas seulement en Chine. Bien sûr, il ne s'agit « que » d'un avertissement chinois, mais les autorités politiques et monétaires occidentales pourraient le rejoindre.
La théorie marxiste disait que la finance était un capital fictif, puisque se valeur repose sur les flux futurs (de bénéfices, de dividendes, d'intérêt et de remboursement du capital) qui ne sont que des promesses des émetteurs ou des anticipations.
Sans vrai lien avec la production ou la valeur ajoutée du moment, ce capital se justifie pourtant depuis 1867 et la parution de Das Kapital. La valeur d'un bien financier définie comme l'actualisation des flux à venir fonctionne sur le long terme, avec ses excès de sur ou sous-valorisation évidement. Le rendez-vous des bulles est celui que les valorisations ont avec ces flux.
Avec la situation actuelle inédite de taux nuls ou négatifs, des actifs sans rendez-vous avec les flux se développent : le bitcoin ne fournira jamais rien à ses détenteurs et certaines sociétés du Nasdaq non plus. Les SPAC visent en réalité un seul flux : la valeur boursière affectée à la société dont ils prendront le contrôle, en la comparant avec celle de l'achat par le SPAC.
La théorie économique n'est pas sans arguments dans ce contexte. Après Marx, Keynes : on est dans un schéma numérique du concours de beauté. L'économiste observant que la valeur d'un actif sur les marchés était fonction de la vision des acteurs de marché et pas d'une valeur théorique, concluait que le prix dépendait d'un mécanisme auto-référent de recherche en boucle de ce que chaque opérateur pense qu'un autre opérateur va penser … de ce qu'un autre va penser. C'était le mécanisme à ce moment-là d'un concours de beauté organisé par un journal.
La limite est la réalité des flux. Aujourd'hui les grandes banques centrales ont arrosé les économies de monnaie et, finalement, créé des bulles potentielles. Les régulateurs sont plutôt conciliants et on a un peu l'impression qu'ils attendent les drames pour intervenir.
Des drames, il y en aura. Des gains spectaculaires aussi, comme cela a été le cas grâce aux multiples boursiers des secteurs technologiques ou la fuite en avant des monnaies classique vers les cryptomonnaies. Dans le cas des SPAC, ce sera le cas : le loto a bien ses gagnants.
Ne pas en être peut se révéler frustrant et, avec certaines règles, le private equity ouvert et coté a des cotés qui rassurent. Les SPAC ne sont pas plus bêtes ou plus dangereux que bien des placements.
Mais les rappels à la réalité (celle des flux des bénéfices et des dividendes) viendront forcément. La question et son règlement pourront se révéler systémique. Aujourd'hui la Réserve Fédérale et la Banque Centrale Européenne s'engagent toujours pour éviter des mouvements de monnaie ou de taux qui pèseraient sur les marchés. Cela ne doit pas les empêcher d'organiser déjà une gestion des bulles qui se renforcent.