La réunion de mars du comité de l'open market de la Réserve Fédérale la semaine dernière a été l'occasion de faire le point. Un point sur la politique monétaire face à un premier ultimatum des marchés financiers qui tiennent une hausse des taux longs et, par exemple, un rendement de 1,7 % sur les bons du Trésor à 10 ans. Au plus bas de 2020 ils étaient tombés en août à moins de 0,5 % et offraient moins de 1,20 % fin janvier. Les marchés semblent demander à la Fed une politique monétaire qui prenne en compte la dynamique conjoncturelle attendue dans les économies post-Covid. Ainsi, la Fed a eu à présenter son diagnostic sur l'économie avant d'afficher sa stratégie.
Dans sa conférence de presse de jeudi dernier, Jerome Powell le président de la Réserve Fédérale, a revu les perspectives 2021 en nette hausse. En décembre encore, les derniers scénarios de la Fed anticipaient une croissance américaine de 4,2 % cette année après une récession de 2,4 % l'année dernière. Pour 2022 et 2023, ses économistes annonçaient respectivement 3,2 % et 2,4 %. Le rebond 2021 est désormais estimé à 6,5 % après -3,5 % en 2020. Sur cette base fortement majorée, les deux exercices suivants sont maintenus aux rythmes précédemment attendus (3,3 % puis 2,2 %).
Le retour aux niveaux d'activité de 2019 est acté pour le 1er semestre. Bien sûr, en premier lieu du fait du déblocage des mesures sanitaires qui est permis par la rapidité et l'efficacité des vaccinations. Mais les plans publics de soutien massifs – 2.900 milliards de dollars votés l'année dernière sans attendre les 1.900 milliards de cette année - permettent d'amplifier largement.
Ils produisent leurs effets de façon forcément décalée, mais on y est déjà. Au premier semestre, avec les effets de calendrier, c'est l'équivalent de plus de 10 % du produit intérieur brut américain qui va arroser l'économie. Les dépenses publiques vont courir jusqu'en 2022 mais, en tout état de cause, les dépenses budgétaires 2021 seront très impressionnantes si on les compare avec la perte d'activité de l'économie américaine en 2020. Hors effets multiplicateurs qui auront deux exercices de plus pour se développer, c'est plus de deux fois le « déficit de croissance » de 2020 par rapport à la tendance précédente – déjà soutenue - qui va déclencher le nouveau cycle.
« Les indicateurs d'activité et d'emploi se sont orientés à la hausse (durant le premier trimestre) » : la Réserve Fédérale a fait dans la litote.
Son principal objectif est l'emploi. Ses prévisions sont désormais construites sur un retour proche du plein emploi en 2023, avec 3,5 % de de la population active au chômage. Le taux serait de 4,5 % cette année et de 3,9 % en 2022.
Sur ces bases, la politique monétaire n'aurait ainsi pas de raison de s'infléchir avant trois ans.
Cette position n'est pas celle que les investisseurs ont montrée au travers des marchés : hausse des taux obligataires et restauration de la hiérarchie des rendements en fonction de la durée (la «
pentification » de la courbe des taux). Les anticipations des contrats à terme tablent sur une première hausse des taux directeurs à la fin de cette année ou au premier semestre 2022, et deux de plus en 2023.
On n'y est pas encore: l'objectif des fonds fédéraux est maintenu pour le moment entre 0% et 0,25% et les achats de titres sur les marchés restent programmés sur le rythme mensuel inchangé de 120 milliards de dollars. Cela dit, les 18 votants au sein du comité de politique monétaire ne sont pas déconnectés : ils sont quatre à s'attendre à un relèvement des taux directeurs dès 2022 (pour zéro en décembre dernier) et sept à le prévoir pour 2023 (5 en décembre). Si les mouvements sur les taux obligataires sont considérés comme un tout début de normalisation avec des taux réels toujours franchement négatifs, le ton a changé.
Deux sujets peuvent expliquer l'inflexion dans le ton : l'inflation et les risques de surchauffe.
L'inflation est un critère secondaire de la Réserve Fédérale, bien derrière l'emploi et l'activité économique. L'objectif de 2 % en moyenne sur plusieurs années désormais affiché à New York serait respecté dans les scénarios actuels avec 2,4 % cette année (0,6 % de plus qu'attendu en décembre) et un retour vers les 2 % en 2022 et 2023.
La menace viendrait donc d'un emballement de la croissance après le boom de cette année. Avec 10 millions d'américains au chômage, il y a de la marge, mais la surchauffe va au moins être un thème pour les économistes qui, pour le moment, n'anticipent pas pour 2022 – 2025 une croissance américaine plus élevée que celle (forte) des années ayant précédé la crise sanitaire.
Ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui. Mais les caractéristiques du nouveau cycle portent en elles des risques assez inédits. Le principal est la distribution très déséquilibrée de la croissance. Déséquilibrée entre les catégories de consommateurs malgré les ambitions sur ce point de la nouvelle administration américaine ; déséquilibrée au moins autant entre les entreprises, secteur par secteur avec une mutation des comportements; déséquilibrée plus encore enfin entre les différentes zones géographiques.
Deux pays vont tirer la croissance mondiale d'après l'épidémie : la Chine et les États-Unis. Derrière eux, ceux qui auront su passer le cap ; Japon ou le Royaume-Uni par exemple. Le retard de l'Europe continentale en matière de vaccinations et la relative modération de ses plans de relance est un frein aux risques de surchauffe de l'économie mondiale venant des hausses de prix à la production et des salaires.
Christine Lagarde, la présidente de la Banque Centrale Européenne l'a confirmé dans un certain sens en présentant début mars une « augmentation substantielle » des achats de titres d'État, de façon à contenir au maximum la transmission des tensions du marché obligataire américain. Bien sûr, le monétaire est ainsi activé pour compenser l'échec vaccinal et, surtout, les ambitions limitées des plans budgétaires.
On touche avec cette stratégie axée sur la gestion de la hiérarchie des rendements le risque potentiel de surchauffe : une surchauffe qui ne viendrait pas des déséquilibres de l'économie, mais que l'excès monétaire transmettrait finalement sur un terreau conjoncturel très disparate impliquant des tensions. Plus que le manque de capacités de production, « la question d'après » pourrait être financière et monétaire et sur les bulles en constitution. Il y a eu dans le passé une conjugaison d'inflation et de stagnation pour certaines zones. Ce n'est pas la question du moment, mais les mouvements de taux américains montrent déjà une certaine vulnérabilité des équilibres des marchés.