En relançant la question du minimum mondial d'imposition des sociétés, l'administration Biden ne tourne pas seulement le dos à la politique Trump. Elle engage une nouvelle étape dans la contre-réforme économique et financière. C'est la politique monétaire qui avait pris les devants pour rompre avec la doctrine ultra-libérale qui s'était développée à partir des années 1980. La géopolitique est ensuite entrée dans le jeu avec la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, tirant en quelque sorte les leçons de l'application de la stratégie de concurrence ouverte par l'Organisation Mondiale du Commerce. Le retour des dépenses publiques, déjà au centre des dispositifs depuis la crise financière de 2007-2008, est accéléré par l'épidémie de Covid-19. La hausse des impôts en sera une conséquence. Pour ce sujet comme pour les autres, la mondialisation impose des règles supranationales.
La théorie économique a tiré les leçons de la crise des années 1930 : face à la crise financière, devenue économique, de 2007-2008, la mobilisation pour éviter une dépression a été spectaculaire. C'est par plus de dettes – publiques ou parapubliques en l'espèce - que la crise de la dette a été gérée. La stratégie a eu sa devise : c'est Mario Draghi, alors président de la Banque Centrale Européenne, qui l'a lancée en juillet comme un chef d'armée dans son combat pour sauver l'euro : « Whatever it takes. » Quel qu'en soit le coût, la crise financière serait enrayée.
Depuis, les bilans des grandes banques centrales se sont envolés et ces dernières ont pratiqué des taux directeurs nuls ou négatifs, au pire très légèrement positifs. De la même façon leurs achats d'obligations d'État ont assuré et assure encore des taux obligataires quasi-nuls ou négatifs.
Le pire a été évité, que ce soit dû à cette fuite en avant ou pas. La croissance mondiale a été restaurée, que ce soit dû à cette fuite en avant ou pas. En tout état de cause, cette fuite en avant a entraîné une réévaluation des multiples sur les marchés des actions.
Mais la mise sous respiration en partie artificielle n'a pas seulement fait repartir la machine : elle a mis plus en évidence des points de concurrence faussés dans une économie mondiale ouverte.
L'Organisation Mondiale du Commerce a été un moteur de la croissance économique mondiale depuis 20 ans. Le cycle a été porté par celui du commerce mondial, avec évidement le boom chinois. Les règles « équitables » mises en place par l'OMC reposaient pourtant sur une iniquité initiale : dès l'entrée de la Chine dans l'organisation en 2000, l'administration Clinton avait accordé à l'Empire du Milieu la possibilité de profiter de l'ouverture commerciale sans obéir aux règles imposées à ses concurrents.
Le deal passé se résumait pour l'essentiel dans la production chinoise à prix bas destinés au marché américain – consommateurs et surtout industriels – en contrepartie de cette ouverture. Le deal a été passé par les États-Unis au nom des pays développés, bousculant des équilibres. Les dégâts de la mondialisation étaient dans le fruit : pas de cohérence dans les règles sociales, fiscales, juridiques (pour la propriété intellectuelle, le piratage et le droit des entreprises), et, finalement, un taux de change de combat pour la Chine.
La stagnation de grands pays, comme l'Italie en est un exemple, a été une conséquence de cette liberté commerciale sans contrainte. Cependant, la conséquence la plus importante a été la bulle financière du crédit hypothécaire américain qui, en explosant, a provoqué la crise de 2007-2008. Faute de générer la valeur ajoutée transférée en Chine et dans ses satellites, les États-Unis n'avaient maintenu les dépenses des ménages qu'au prix d'un endettement sans souci des capacités de remboursement.
Au lendemain de la crise, les États occidentaux ont plongé dans des politiques d'égoïsme sans chercher alors à s'attaquer au deal chinois. Face à la disparité politique, les grandes banques centrales ont dû à l'inverse adopter des stratégies concertées.
Le pouvoir passé aux banquiers centraux a assuré la gestion des économies par la dette, l'égoïsme des gouvernements a renoncé à traiter la cause : les déséquilibres dus à l'absence de règles internationales.
Le conflit commercial États-Unis / Chine était en quelque sorte une obligation qui s'est développée finalement sous la présidence Trump.
La liberté sans règles et sans cadrage est la loi du plus fort en matière économique comme dans la vie en général. Du plus fort pour imposer ses propres règles du jeu : ce qui peut être considéré comme une tricherie par certains est alors la norme pour d'autres.
La mondialisation a été jouée avec un dumping généralisé : fiscal et social d'abord, sur les devises ensuite, sur ce qu'est le droit de propriété et celui des affaires en général enfin.
Ce n'est pas une spécificité des pays en croissance. Dans l'Union Européenne le dumping fiscal et celui du droit des sociétés ont été la base des politiques irlandaise et néerlandaise. Aux États-Unis même, le Delaware offre une respiration fiscale interne.
De façon paradoxale, alors que le libéralisme commercial imposait des dévaluations de l'intérieur qui ont cassé l'économie italienne, la liberté de jouer ses propres règles pour le reste a donné des avantages à la gestion des égoïsmes.
Dans ce monde de Far West, la possibilité de transférer sa production et celle de gérer sa fiscalité au plan mondial a favorisé les géants mondiaux. La puissance des Gafam illustre les avantages tirés de profits non taxés ou peu taxés.
Le Conseil d'Analyse Économique le constatait il y a un an et demi : « le système actuel d’imposition internationale des sociétés, hérité du début du XXe siècle, est dépassé. » Ses spécialistes constataient « qu'il permettait aux entreprises multinationales d’exploiter la complexité, les failles et les inadéquations des règles fiscales internationales à des fins d’optimisation fiscale et de transférer leurs profits vers des juridictions à fiscalité faible ou nulle. »
Les budgets « d'après-guerre » mis en place pour préserver les économies pendant l'épidémie et les relancer ensuite imposent des recettes fiscales qui ne seront pas automatiques avec la croissance. Le plan d'infrastructures proposé au Congrès par l'administration Biden va ajouter sur huit ans 10% de PIB de dépenses publiques aux 20% des dispositifs arrêtés depuis un an.
Une hausse de la fiscalité pour les contribuables au revenu annuel supérieur à 400.000 dollars est prévue pour contribuer au financement. Le taux de l'impôt sur les sociétés remonté de 21 % à 28 % (alors qu'il se situait à 35 % avant la baisse Trump) complète le dispositif.
Ce n'est pas un drame vu de France ou d'Allemagne. Mais si la gestion fiscale des multinationales permettait toujours de la contourner via les paradis fiscaux ou les pays de dumping fiscal, la hausse du taux américain tournerait alors court. D'une part parce que, comme celle de l'impôt sur les ménages, elle vise à réduire les inégalités et qu'elle les augmenterait entre les nationaux américains et les multinationales ; d'autre part parce que l'apport au Budget serait limité.
Imposer un taux minimum d'imposition à toutes les sociétés – en tout cas celles opérant aux États-Unis ou traitant des affaires en dollars – est la révolution que Janet Yellen, la secrétaire américaine au Trésor a mis sur la table cette semaine.
La question n'est pas neuve et est notamment portée par les européens au sein de l'OCDE. Déjà, à l'initiative de M. Trump le taux global a été fixé à 10,5 %. Mais il permet de compenser les paradis fiscaux par les taxations incontournables dans les grands pays.
Madame Yellen va plus loin : elle propose un taux minium de 21 % pour les profits réalisés dans tous les pays. Ce serait de fait la fin des paradis fiscaux et, pour les profits réalisés dans des pays à faible fiscalité, une taxe à l'importation de fait.
Ce n'est pas fait : les rendez-vous prévus en juillet pour le G20 Finance et fin octobre pour le G20 de Rome lui-même sont les grandes étapes. Mais, en amont, celle du Congrès américain ne s’annonce pas simple face aux lobbies déjà en action. La résistance a déjà commencé de ce côté de l'Atlantique avec une réaction irlandaise : le pays fait pression pour un taux de 10,5 %, conforme à sa stratégie propre. On comprend aussi que les détournements sous forme d'aides publiques ou de marchés spécifiques par exemple devront être contrôlés. Mais le mouvement est engagé.
Cette affaire une (des dernières ?) manifestation de l'hégémonie américaine, y compris face à la Chine. Face à la menace de fermer le marché des États-Unis, la Chine ne pourra pas jouer les accords bilatéraux avec des pays servant des multinationales.
L'impôt minimum, c'est une illustration la fin de l'ère Reagan du libéralisme de l'école de Chicago et le retour d'une politique de Roosevelt version mondialisation et univers numérique. M. Biden ne fait que suivre une impulsion donnée par son prédécesseur avec cette mesure au fond protectionniste et un retour des actions anti-monopoles. Il va plus loin avec le Buy American qui va privilégier les acteurs nationaux pour les marchés publics.
Ce rééquilibrage engagé va cependant peser sur les profits des sociétés cotées : une perspective que les investisseurs ignoreront ... tant que les taux d'intérêt resteront très très bas.