C'est l'heure Biden. Pour son discours devant le Congrès mercredi, le président n'est pas venu sans biscuits. Il passe le fameux cap des 100 jours avec déjà un carnet de bord bien rempli.
La légende des cent jours à l'issue desquels un pouvoir a mis en place ou, au contraire, n'a pas mis en place les conditions d'une politique est attribuée à Franklin Roosevelt. De fait, en 1933, face à la crise, son administration a pu s'appuyer sur un dispositif musclé. Le Congrès a été réuni en session extraordinaire pendant les trois premiers mois de son premier mandat. La nécessité d'agir a assuré des votes trans-partisans pour renforcer sérieusement les pouvoirs de l'exécutif et, aussi, jeter les bases du New Deal en faisant voter pratiquement 80 lois – dont 15 dites essentielles - dans la période.
Les présidents américains ont depuis cherché à imprimer leur marque dans ces premières semaines de mandat. Sans remonter loin, M. Trump a voulu montrer sa rupture avec l'administration Obama avec un activisme réglementaire et législatif soutenu. Joe Biden se veut lui aussi en rupture avec son prédécesseur. Disposant d'une majorité à la Chambre des Représentants et d'une -courte- majorité au Sénat, il est aussi porté par la carte blanche donnée pour trois mois par l'opinion publique au nouveau président. Une période que les thuriféraires de M. Mitterrand avaient appelé « l'état de grâce », qui peut permette de faire passer un peu ce qu'on veut.
Dans le système constitutionnel américain, c'est presque une obligation pour la nouvelle administration de prendre le maximum de ce qu'elle peut avant que le jeu parlementaire ne reprenne. On dit souvent que le principal pouvoir de l'exécutif des États-Unis c'est celui de persuader, en particulier les parlementaires. Pour M. Biden, la période de l’acceptation quasi-automatique est proche de son terme. Pour la suite, négocier et persuader limiteront forcément sa marge de manoeuvre. Mais le ton du mandat aura été donné.
M. Biden n'a pas jeté les pantoufles de M. Trump. Il s'est attribué la résolution de la crise sanitaire avec près de la moitié des Américains vaccinés. C'est de bonne guerre, mais c'est évidemment le succès de la stratégie en la matière de l’administration précédente.
En ce qui concernera la gestion de la crise économique, la même continuité est la règle. L'objectif est de retrouver la dynamique de 2018 et 2019 : c'est en prolongeant les plans Trump de dépenses budgétaires prises depuis un an qu'il donne à l’économie du pays les moyens de l'atteindre. Le plan de 1.900 milliards de dollars adopté le 10 mars par le Congrès s'inscrit dans la ligne des deux précédents pris pour limiter les effets de l'épidémie par les parlementaires des deux bords sous l'administration Trump : 3.900 milliards de dollars. Au total, cela se monte à 5.800 milliards de dollars c'est à dire 27 % du PIB américain de 2019.
En matière de politique extérieure – sur laquelle il a la main contrairement à celle du Budget – le nouveau président encaisse le bénéfice du départ des GIs d'Afghanistan décidée par son prédécesseur. Il s'inscrit surtout dans la même ligne dure vis-à-vis de la Chine, en étendant les différends à la Russie : il reste un impérialiste américain qui réitère les priorités protectionnistes.
C'est de bonne guerre de la part du président de toucher les dividendes des investissements de l'administration qui lui aurait, selon ses propres termes au Congrès laissé « un pays en crise » et d'affirmer que, grâce à lui, « l'Amérique va de nouveau de l'avant ». Mais ce serait une erreur de croire qu'il se contente de cette position de rentier et de la compléter simplement par une expression offensive.
M. Biden a déjà très fermement joué l’avantage des cent jours pour imprimer sa marque.
D'une façon purement symbolique le retour dans l'accord de Paris – qui ne lie pas les États-Unis – est une démonstration de la fin de l'ère Trump. Cependant dans le domaine international on ne voit guère de changement autre que de communication. Il n'en est pas de même sur le plan de la politique intérieure Le troisième plan de soutien – celui du 10 mars pompeusement baptisé « plan de sauvetage américain » - prend un tournant par rapport aux deux précédents qu'il complète.
Si les allocations chômage additionnelles sont maintenues à 300 dollars par semaine, les chèques aux ménages de 1.400 dollars par personne qui représentent une dépense de 400 milliards de dollars seront réduits et plafonnés en fonction des revenus plus bas que dans le mécanisme précédent. Et les autres dispositifs sont plus concentrés vers pour réduction des écarts de revenus en ciblant les gardes d'enfant ou les petites entreprises, alors que le plan est puissant pour l'éducation et les collectivités locales. Au final, ce plan infléchit les deux précédents tout en conservant leur logique et, bien sûr, l'effort sanitaire.
Le changement de donne est plus marqué encore en ce qui concerne le projet de plan d'investissement de 2.200 milliards de dollars sur 10 ans destiné à augmenter durablement la croissance potentielle. La donne est surtout changée en matière fiscale. Le discours du Congrès a comporté l'annonce du retour à 39,6 % du taux appliqué aux revenus supérieurs à 400.000 dollars sans préciser les autres mesures qui devront « corriger la fiscalité » en utilisant le levier des impôts pour réduire les écarts pour les ménages comme les entreprises. « Il est temps pour les entreprises américaines et les 1 % d'Américains les plus riches commencent à payer leur juste part » a lancé M. Biden.
Les négociations au Congrès devront appliquer, mais la dynamique est tracée. La nouvelle administration veut s'appuyer sur la classe moyenne avec des « millions » de créations d'emplois peu qualifiés pour que le pays « aille de l'avant ». Sans craindre les moyens fiscaux pour le financer.
Plus de dépenses publiques et plus d'impôt : voilà la direction.
Pour le moment, les projets précis envisagent pour l’essentiel simplement de gommer les baisses fiscales du mandat Trump. Mais le ton du président ne permet pas le doute : la période de baisse continuelle des impôts, la liberté laissée aux grandes entreprises de profiter de niches et de paradis fiscaux, commencée en 1980 avec l’élection de Donald Reagan est terminée. Et elle débouche sur une stratégie inverse, s’inscrivant dans la ligne des recherches universitaires qui estiment que la réduction des inégalités est une condition nécessaire à une reconstitution du potentiel de croissance.
Il y a et il y aura des résistances : en interne parmi les représentants et les sénateurs des deux partis ; à l'international, on va juger lors de la réunion du G7 de Rome fin octobre, de la mobilisation pour imposer la fiscalité nationale à 21 % dans tous les pays. Dans ce cas encore, davantage que l'instauration rapide d'un nouveau régime, c'est la direction prise qui va d'abord compter. On sait que le diable est dans les détails et que l'imposition peut être détournée par des biais plus ou moins légaux – comme c'est le cas au Delaware, état dont Joe Biden a été sénateur pendant 36 ans.
Avec ce passé auquel on peut ajouter 8 ans à la vice-présidence, on est surpris du tournant « de gauche » qui est pris et qui a toutes chances de s'accentuer. Pourquoi pendant près de 50 ans, le nouveau président a-t-il accompagné la stratégie ultralibérale pour, une fois arrivé au pouvoir, demander aux Congrès de la détruire en partie ? Et de la détruire durablement ?
À vrai dire, avec notre pratique des hommes politiques, on est surpris de voir un chef d'État annoncer des mesures impopulaires auprès de l'opinion mais, aussi des milieux d'affaires qui financent les partis. Un président qui tient ses engagements, allant même au-delà, c'est assurément une surprise. Joe Biden se veut un nouveau Roosevelt et, en particulier avec sa taxe minium des profits à 21 %, veut changer la donne économique au niveau mondial. Pour y arriver, il ne craint pas une certaine impopularité. Il y a une raison : il ne prépare pas une réélection mais veut se limiter à exercer sa fonction.
Ainsi le président américain peut profiter de quatre ans sans contrainte d’opinion, en tout cas de deux ans d'ici les élections de la mi-mandat, pour faire ce qu'il a préconisé ou simplement pensé pendant pratiquement 50 ans, tout en acceptant de voter des compromis allant en sens inverse.
Les exemples de courage politique s'affranchissant de la démagogie ne sont pas nombreux. Il y a bien Mme Thatcher, mais sans aucun doute, le Royaume-Uni avait besoin « d'un contre New Deal ». Ainsi, en France, la fuite en avant fiscale n'a fait que s'amplifier alors qu'on aurait pu imaginer que Messieurs Chirac, Balladur, Sarkozy, Hollande ou Macron auraient pu comprendre la nécessité de plus de mesures après le coup de pouce des premières années des mandats Mitterrand. Quand on veut être réélu, les cadeaux fiscaux n'engagent que l'avenir, ce qui semble moins important aux yeux des dirigeants-candidats.
Son âge donne à M. Biden un atout qu'il est en train de jouer pour une toute autre attitude. Un pape de transition ne craint rien pour bouleverser l'avenir. Le retour en force du keynésianisme à la Maison Blanche est plus qu’une possibilité. Une probabilité, porteuse de croissance, certes, mais dont les effets directs sur les bénéfices des sociétés ne pourront pas être éternellement ignorés par des investisseurs toujours dopés aux injections de monnaie de la Banque Centrale.