Les images symboliques ont leur valeur et, bien sûr, elles sont par nature basées sur une réalité au moins d'un moment. Vue de France, et depuis de longues années, l'Allemagne est un peu un symbole de stabilité. Sans remonter très en avant, on constate les alternances limitées à trois depuis 1982 : 32 ans de chancellerie tenue par deux démocrates chrétiens (16 ans pour Helmut Kohl et 16 autres pour Angela Merkel) séparés par un intermède de 7 ans pour le social-démocrate Gerhard Schröder. Encore doit-on se rappeler que la victoire de ce dernier en 1998 devait beaucoup aux retombées économiques directes de la réunification.
Cette stabilité trouve sa source dans des institutions marquées par la Loi Fondamentale définie en réaction à celle qui avait permis de donner le plein pouvoir à Hitler en 1933, mais aussi par l'influence américaine de guerre froide. La représentation proportionnelle, un bicamérisme effectif donnant des pouvoirs réels au Bundesrat, le Tribunal Constitutionnel Fédéral (dit Cour de Karlsruhe) imposent des consensus qui garantissent finalement une vision longue. À ces institutions s'ajoutent la pratique de négociations sociales constructives menées par la Confédération des Syndicats.
Ressort de cet ensemble une pratique systématique des coalitions, et même, depuis 2005, 12 ans de coalition rassemblant les deux grands partis de gouvernement, la CDU et le SPD. Une Grande Coalition pour la Grande Allemagne issue de la réunification de 1990. Une Grande Allemagne servie aussi par la Banque Centrale Européenne installée à Francfort dans la prolongation de la Bundesbank : l'euro a pris, au moins jusqu'en 2011, la définition de « deutschemark über alles ».
Les élections au Bundestag de septembre vont-elles remettre en cause 50 ans de pratique politique ? La question n'est pas seulement rhétorique. Après le score de 20,5% d'Alliance 90/Les verts aux élections européennes de 2019, les élections partielles enregistrent de véritables vagues vertes. Le mois dernier, la coalition a pris la mairie de Francfort, est arrivée en tête au Bade-Württemberg et a dépassé les Chrétiens Démocrates dans leur fief de Rhénanie-Palatinat. Les sondages pour les législatives donnent les Verts en tête au niveau national avec 25 à 26% des voix contre 22-23% aux Chrétiens Démocrates et 13% au SPD.
Ce n'est pas suffisant pour faire une majorité, mais les projections en sièges au Bundestag approchent cette majorité pour une coalition «verte- rouge- rouge » qui rassemblerait sous la présidence des verts le SPD et la gauche de Linke. Les verts pourraient aussi se résoudre à une coalition « verte-noire » avec la CDU, mais, en tout état de cause, les projections excluraient un gouvernement à nouveau mené par un chancelier chrétien démocrate.
Un changement de donne profond est désormais possible et est même au coeur de certains scénarios. Avec, en ligne de mire, des conséquences d'ampleur sur la politique de l'Union Européenne et, singulièrement, pour la France et l'Italie, les deux autres grands pays.
Installée à la chancellerie, Annalena Baerbock ne bouleverserait pas forcément les règles européennes sur les questions climatiques. Mme Merkel a déjà été assez loin pour répondre à la pression des urnes. Le summum de sa démagogie a été atteint en 2011 avec l'engagement de sortie de l'énergie nucléaire à échéance 2022. Ce symbole a coûté cher en termes d'émissions de Co2 puisque le nucléaire a été remplacé par le charbon et le gaz. Il a coûté cher en termes financiers puisque c'est l'importation qui compense.
La volonté climatique s'est depuis renforcée à grand recours de règlementations locales et, surtout, européennes s'imposant aux autres pays membres. Elle a même été renforcée par la Cour de Karlsruhe qui a censuré fin avril une loi sur le climat en édictant un principe constitutionnel qui, suivant, la pratique des dernières années, risque de s'étendre dans l'UE. Les juges se réservent le droit d'apprécier si les lois ne « reportent pas sur les générations futures la lutte contre le changement climatique ».
Bien sûr, la doctrine collaborationniste de la France peut laisser craindre un alignement sur de pénalisantes stratégies allemandes (par exemple pour l'automobile), mais, sur des bases factuelles, nous n'avons pas de leçons à recevoir de ce côté. Par habitant, les Français émettent 46 % de moins que les Allemands. 25% de moins que la moyenne des habitants de la zone euro et nous sommes dans la moyenne mondiale alors que le PIB par habitant est chez nous de 3,6 fois la moyenne des pays de la planète.
La direction écolo est déjà là : une chancelière verte pourrait bousculer bien davantage la gestion économique, financière et monétaire de son pays et, surtout de la zone euro.
Le parcours de politique économie allemand est linéaire. La RFA a bénéficié des perfusions américaines de reconstruction, de conditions commerciales de soutien et d'une Défense acquittée par les États-Unis, et, aussi le Royaume-Uni et la France, Les subventions et ces conditions budgétaires déséquilibrées à son avantage lui ont permis d'afficher – et de respecter – les dogmes de la rigueur économique et monétaire.
Sa croissance a été basée sur une stratégie de combat économique et, au moment où elle est (re)devenue la grande Allemagne, elle a creusé ses avantages de compétition avec le gonflement de 22% de sa population active. Les 17 millions d'habitants de la RDA ont constitué un apport bon marché, puisque l'écart de niveau de vie laissait la place pour les satisfaire sans rejoindre le coût du travail des pays fondateurs du marché commun. Il a été de bon ton et il l'est encore dans certains milieux français, de saluer les accords de productivité obtenus en 2003 par le gouvernement Schröder. Ils doivent tout à l'apport de travailleurs de la réunification aux revendications modérées.
La compétitivité a permis à l'Allemagne de figurer parmi les gros gagnants de la mondialisation telle que les États-Unis l'ont négocié avec la Chine. Cela a renforcé encore les dogmes de rigueur finalement couronnés par le traité de Maastricht.
Cette rigueur germanique se drape souvent dans des références Le dogme se présente comme un « plus jamais ça » : il veut laisser imaginer que les Allemands seraient pliés au nazisme à cause de l'inflation. La proclamation, qui se veut auto-justification et pardon, est erronée. En 1933, quand Hitler en est devenu le chancelier, le pays avait suivi la voie déflationniste de l'administration Hoover aux Etats-Unis de Chamberlain dans le gouvernement d'Union Nationale McDonald au Royaume-Uni ou de la France du gouvernement Laval. L'inflation allemande de la politique du mark fort était alors … négative.
Le dogme monétaire allemand des 20 dernières années n'est en aucun cas lié au nazisme. Il l'a été seulement dans la communication pour assurer les intérêts du pays. Ce dernier a facturé à ses partenaires au sein de l'euro le coût de la réunification qui augmentait sa propre compétitivité en Europe. Et, finalement en imposant, en particulier à l'Italie ou à la France, avec le consentement de leurs dirigeants, une dévaluation de l'intérieur.
Une coalition dominée par les verts pourrait tourner le dos, au moins en partie à cette politique. L'intérêt allemand peut faire affaire avec la fin du déficit budgétaire zéro, les investissements d'infrastructures (climatiques au moins dans la formulation), la relance de l'économie et de ma croissance potentielle, en s'affranchissant du frein de la dette.
Renoncer au retour des règles de Maastricht en 2023, ce à quoi même un pouvoir chrétien démocrate pourrait se plier, serait la première conséquence à l'échelle européenne. Augmenter les dépenses publiques inscrirait l'Allemagne dans la dynamique insufflée aux États-Unis par l'administration Biden, et rééquilibrer au passage les compétitivités de la France, l'Allemagne ou l'Espagne n'est pas gagné d'avance.
Ancienne championne de Trampoline, Mme Baerbock devra faire preuve de qualités d'équilibriste pour combiner les intérêts allemands qui passent aussi par une relance européenne, les freins politiques et, sans doute plus encore les résistances d'institutions qui se veulent indépendantes comme la Banques Centrale Européenne et la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe.
La Banque Centrale Européenne demande, comme la Réserve Fédérale américaine, le relais des budgets publics pour le soutien à l'activité. La Grande Allemagne a commencé à suivre avec l'autorisation de levée d'emprunts par l'UE. Moins de règles mais, un peu paradoxalement, moins de laxisme commercial pour l'ensemble de la zone euro va être sans doute un intérêt commun.
L'Allemagne gagnante de la mondialisation, consciente que ses intérêts demandent que le cadre évolue pourrait, une fois encore, imposer ses vues sur le vieux continent. Des vues nouvelles.
La probabilité de ce bouleversement n'est peut-être pas très élevée. Mais la possibilité est là.