C'est le feuilleton de l'année et cela va durer : l'inflation et ses effets sur les marchés financiers et les actifs, mais aussi sur les comportements des agents économiques en général. Les publications de données statistiques aux États-Unis - là où se joue cet aspect de la conjoncture - mettent la pression sur les actions, les obligations, les actifs réels, voire les actifs virtuels comme le sont les cryptomonnaies.
La sortie d'une récession tellement atypique – avec six mois d'avance sur l'Europe et un soutien budgétaire sans proportion - ne permet pas vraiment de s'appuyer sur des données historiques ou, en tout cas, demande une sérieuse interprétation. Les anticipations ont du mal à se caler et, d'une certaine façon, ce qui est communiqué des débats des comités de politique monétaire des grandes banques centrales traduit ce tâtonnement dans les analyses. Le caractère disparate de la conjoncture, tant en termes de zones géographiques que de secteurs, n'aide pas à juger de la réalité des pressions inflationnistes.
Progressivement, l'attention des investisseurs passe de la crise sanitaire à la dérive des prix.
La publication des chiffres américains d'avril a constitué un véritable choc. Bien sûr, on attendait des effets de la hausse sur un an de l'énergie et des matières premières. Bien sûr le rythme de reprise de la demande est nettement plus rapide que celui de l'offre. D'un côté le dopant des déblocages des économies et les anticipations de nouveaux déblocages, de l'autre une contraction de la production qui se poursuit, même en s'atténuant, sous la pression des effets prolongés de la crise sanitaire. Mais la réalité statistique s'est avérée nettement plus forte qu'attendu.
Le mois dernier, la dérive des prix à la consommation aux États-Unis a atteint un record depuis septembre 2008 : 4,2 % en rythme annuel quand le consensus des économistes était de 3,6 %. Les principaux contributeurs sont l'énergie bien sûr, mais aussi les véhicules d'occasion et l'immobilier. Jusqu'ici, les analystes de la Réserve Fédérale (et pas mal d'investisseurs) avaient tendance à traiter ces publications par le mépris, les relativisant en invoquant les effets de base et, surtout, en réaffirmant leur focalisation sur l'inflation « coeur » qui exclut les matières premières et l'alimentaire, à la fois volatils et, un peu paradoxalement, finalement déconnectés sur longue période de la dérive globale des prix.
Précisément, le chiffre « core » d'avril est aussi très largement supérieur aux attentes, avec un rythme de 3 % pour 2,3 % anticipé. C'est un niveau qui n'a pas été atteint depuis 1998.
L'analyse sectorielle illustre le déséquilibre entre l'offre et la demande. Les prix de l'immobilier sont la conséquence des anticipations optimistes de sortie de crise des ménages pour un stock qui n'a pas pu progresser dans des proportions comparables. Celui des voitures d'occasion aussi, avec l'intention de profiter de la « driving season ». Pendant ce temps, la production de véhicules neufs est freinée – dans des bonnes proportions – par le goulot d'étranglement des semi-conducteurs. Résultat une hausse des prix des occasions 10 % sur un mois, ce qui est le record absolu depuis le début de l'étude statistique en 1953 ! Quand on dit que la reprise est atypique, on trouve là une illustration chiffrée.
Les prix à la production traduisent la désorganisation des chaînes de production mais, aussi des comportements des agents économiques profondément modifiés et, pour une part, durablement modifiés. On le retrouve dans les fameuses enquêtes ISM des intentions de directeurs d'achat. Alors que le niveau de neutralité se situe à 50, la composante prix de de l'ISM manufacturier s'établit à 89,6, son record sur 40 ans, et celui des services à 79,8, niveau inconnu depuis 2008.
On comprend qu'outre les effets de la divergence entre offre et demande, précisément les intentions d'achat restent élevées sur les secteurs ayant résisté aux blocages des économies alors qu'elles progressent fortement sur les secteurs de rebond conjoncturel. Une conjonction de deux demandes qui devrait s'atténuer dans les trimestres qui viennent, au moins pour les « gagnants de la Covid. »
Face à ces données tout de même inattendues, les fondamentaux plaident pour un retour au calme. La crise de la Covid n'a pas détruit des capacités de production, les désorganisant surtout. Le marché du travail semble aussi devoir être un frein durable à la hausse des coûts. Les chômeurs représentent un peu plus de 6 % de la population active américaine. Mais la gestion de la sortie de crise est vraiment inédite : la politique budgétaire met en place les conditions d'une surchauffe économique. Le but est de retrouver le niveau de plein emploi – fixé autour d'un taux de chômage de 3 %- mais, aussi d'installer une inflation structurelle qui élimine les pressions déflationnistes. Quand on part dans cette direction, ce n'est pas facile d'inverser les choses sans casse.
La situation chinoise reflète un peu l'observation américaine avec des prix à la production en nette hausse (rythme de 6,2 % en avril), poussés par des effets de base, les goulots d'étranglement et la reprise aux États-Unis. En revanche, on ne note pas de transmission directe dans les prix à la consommation qui affichent + 0,9%.
Les projections américaines vont s'inscrire dans cette ligne inflationniste à court, mais aussi à moyen terme. Pour mai, les enquêtes permettent d'anticiper 4,4 % pour les prix à la consommation et 3,3 % pour le « core ». Il est normal d'attendre une inflexion d'ici à la fin de l'année, pour se caler tout de même autour de 2,7 % pour la composante « core ». Et la politique économique offensive ne permet pas d'envisager un palier de baisse de 2022, au contraire.
Près de 3 % d'inflation coeur l'année prochaine vont s'ajouter à une conjoncture de matières premières poussée par la croissance. Ce scénario semble assez solide : il n'est cependant pas dans les analyses présentées par la Réserve Fédérale et, pas plus dans les cours sur les marchés financiers.
La Fed confirme son action de soutien à l'activité tant que le plein emploi (les fameux 3 % de chômage) ne sera pas retrouvé. Elle a des raisons de le faire avec l'entrée dans une phase de stabilisation de la croissance après le premier boom post-Covid. Mais elle pourra prendre en compte cette inflation en raidissant sa politique avec d'autant plus de marge que le stimulus budgétaire est confirmé et que les masses monétaires qui ont explosé auront forcément à terme un effet sur les prix.
C'est dans cet esprit qu'on peut analyser la dernière publication des débats de son comité de politique monétaire : si la gestion n'est pas modifiée, la possibilité d'une réduction des achats d'actifs avant 2024 (le tapering, ou réduction des doses dans le jargon) n'est plus taboue. Elle a été évoquée par des participants.
Les marchés ont commencé à s'adapter avec, déjà, une remontée des anticipations d'inflation pour « l'inflation à 5 ans dans 5 ans ». D'ici à la fin de l'été le rendement du T-Bond à 10 ans a bien des chances de passer de moins de 1,60 % aujourd'hui à 1,80/1,90 %. Ce qui laisserait des taux réels négatifs de plus de 1 % en prenant les estimations d'inflation core en 2022.
Pour les échéances plus longues, l'ajustement devrait prendre des proportions similaires.
Il en est finalement sur le plan de l'inflation comme sur celui de la conjoncture : le monde d'après Covid ne va pas rentrer dans le rang des années ou même de la décennie précédente. Les marchés de taux ont seulement commencé à s'adapter. Ceux des actions n'en sont pas là. Mais une rupture, même limitée, du soutien monétaire de la Fed se répercutera sur toutes les Bourses, y compris les européennes où la BCE va être prise en tenaille entre une nécessité de limiter ses injections avant qu'elles n'emballent les prix par excès de monnaie et l'impératif de soutenir l'économie face à des dépenses publiques qui s'annoncent bien limitées comparées à celles des Américains.
Les arbitrages au sein des portefeuilles vont s'amplifier sur les profils croissance avec un report vers les produits de base, les équipements amont et les sociétés ayant possibilité de passer les hausses de prix, et profils taux courts et long qui remontent (en particulier la finance).