Le tournant du mois de mai a été passé sur les marchés financiers. Bien passé avec des Bourses pas loin de leurs records et des taux d'intérêt qui se sont stabilisés après leur remontée. La saisonnalité défavorable a été surmontée et le flux de nouvelles à venir dans les trois mois entretient l'optimisme : l'Europe prend le relais du rebond conjoncturel américain et les publications des entreprises vont en donner la mesure.
Face à cette spirale de hausse qui semble ne pas trouver de limites – mais qui en aura nécessairement une un jour – les incertitudes ne proviennent pas de la conjoncture économique elle-même ou de son déroulé pourtant à la fois atypique et disparate. La hausse des actifs est bien évidemment liée aux fondamentaux des entreprises. Mais aussi, sans doute surtout au final, à un double soutien qui ne doit rien au hasard mais qui, au contraire, est politiquement orchestré : par les États eux-mêmes et par les Banques Centrales qui sont dans des proportions diverses sous leur coupe.
Ce double soutien est le reflet d'un double laxisme. Le financement des déficits budgétaires records – ou au minimum du niveau des lendemains de guerres – ne semble pas prévu. Il ne semble pourtant pas susciter de craintes sur les conséquences de l'envolée des endettements. Les grandes banques centrales émettent sans compter gratuitement de la monnaie depuis près de 9 ans et n'affichent pas plus de craintes sur les conséquences inflationnistes de leurs politiques. Favoriser l'activité à tout prix et, aussi, largement financer les déficits publics ; ne jouerait ainsi pas à terme sur la stabilité de la monnaie et sur la profondeur des cycles.
C'est le nouveau paradigme économique né de la crise financière de 2008-2009, amplifié par l'épidémie de la Covid et prolongé par des politiques environnementales ainsi que par celles de croissance endogène des différentes zones. Il ignore les contraintes de l'orthodoxie budgétaire, financière et monétaire. D'une certaine façon, le postulat est que l'endettement des agents économiques permis et même financé par les autorités, peut pousser la croissance sans besoin de corriger des excès. Ils se corrigeraient tous seuls en quelque sorte.
Sans entrer dans des débats théoriques, chacun a bien conscience que traiter le mal par le mal, les dettes et les déficits par plus de dettes et de déficits, imposera, un jour de faire les comptes. Un jour inconnu bien sûr. Le double soutien qui est un double laxisme sonnerait en se terminant une fin de partie sur les marchés quand bien même les économies tiendraient.
C'est évidemment la Réserve Fédérale qui donne le ton en matière monétaire. Si la Chine et le Japon suivent leurs problématiques propres, liées à leur démographie et au profil de croissance qui en ressort, la politique de la FED marque la direction pour les autres grandes banques centrales, la BCE en tête.
Les analystes de la Banque Centrale de New York estiment, publications après publications, que les chiffres d'inflation reflètent des pressions temporaires et que leur mesure portant sur le coeur des prix affiche une dérive monétaire contenue. Pour autant, non seulement les données statistiques ont inscrit l'inflation dans des records en avril – depuis 1998 pour l'inflation core -, mais les agents économiques anticipent de nouveaux records à venir : c'est vrai pour les enquêtes des directeurs d'achat comme pour les ménages américains.
On sait que la Réserve Fédérale a pris les devants. Son président Jerome Powell répète que l'objectif du retour au plein emploi prime et va primer pour les décisions concernant les taux d'intérêt et les injections de monnaie. Il est de plus tenu par les programmes de dépenses et d'investissements annoncés par l'administration Biden. Dans le fameux nouveau paradigme, l'endettement public ne pose pas de problèmes de déséquilibre tant qu'il est financé et financé à un taux inférieur à la croissance nominale. C'est donc la FED qui est le garant de cette politique tant par ses achats que par la gestion de la courbe des taux.
La nécessité du soutien monétaire jusqu'à la restauration du plein emploi et de celui de l'État fédéral qui finance le court terme, mais vise aussi par ses investissements un relèvement de la croissance potentielle fait donc loi pour le moment à la FED. La possibilité que s'est offerte la Banque Centrale de dépasser un moment et largement l'objectif de 2 % de dérive des prix va dans ce sens.
Pourtant le discours s'infléchit (très) progressivement. Les comptes rendus des débats du comité de politique monétaire de la FED indiquent que les tabous sont levés. D'ores et déjà, le soutien au marché secondaire du crédit va se réduire. Des membres du comité ont de plus lancé le sujet de la réduction des achats d'actifs. Ce « tapering » (c'est à dire réduction des doses) est même envisagé pour le début de l'année prochaine. C'est un début de calendrier pour une fin du laxisme. Les tenants du retour à un peu d'orthodoxie prennent des gants, n'envisageant pour le moment pas de relèvement des taux directeurs avant 2023.
Pourtant, il faut retenir que l'intention est dévoilée. La Banque Centrale Européenne est sur une problématique un peu différente, mais, dans son comité des gouverneurs, des faucons se dévoilent déjà et ne prennent pas forcément bien la pression exercée sur leurs décisions par les marchés obligataires. Au sein de sa stratégie du « maintien de conditions financières favorables », la banque de l'euro, aujourd'hui bloquée par le risque de change face au dollar (hausse de l'euro) si elle durcissait un peu sa politique, profitera sans doute de tout durcissement américain pour suivre.
Du côté des États, la fin du « quoi qu'il en coûte » ne sonnera pas celle des déficits. Après des compensations aux mesures prises face à la crise sanitaire, ils doivent préparer un nouveau cycle. Passer de la dépense à l'investissement est une vraie mutation. Ce n'est pas facile vis-à-vis d'agents économiques subventionnés et qui ont du mal à imaginer que cela puisse cesser ou même s'atténuer. Cela va être l'heure des comptes pour les entreprises sauvées qui ne passeront pas facilement le retour à la réalité. De même pour des ménages dont le pouvoir d'achat a été maintenu de façon artificielle et sans lien avec leur création de valeur.
Le rebond européen avec près de 4,5 % de croissance attendue cette année et la force de l'économie américaine (6,5 % visés) – avec une Chine toujours portée sensiblement au-dessus de 8% militent pour une modération des déficits. La construction d'une croissance potentielle devra donc mobiliser les possibilités de déficits publics. Mais elle implique des retours d'investissement à moyen voire à long terme et ne s'annonce pas aussi porteuse pour les marchés financiers.
Le sujet du remboursement des dettes publiques est aujourd'hui évacué. Les retours des investissements seront longs et ne vont pas les amortir rapidement. Dans le même temps, les soutiens artificiels vont être diminués et les impôts augmentés. Même si le Congrès américain freine les hausses de taxes et a monnayé ainsi son soutien à l'impôt minimal de 15 % au plan mondial et pays par pays, la direction est prise.
Le soutien pourra rester, mais avec moins de laxisme. La « bonne dette » qui, selon les propos du président du Conseil italien Mario Draghi « est la seule qui sauvera l'économie européenne » utilisée à des fins productives ne sera pas orientée autant que ma précédente vers les marchés financiers.
S'ajoute à cette mutation générale et nécessaire du « nouveau paradigme » un calendrier politique tendu.
L'Allemagne va voter fin septembre. Le nouveau chancelier – qui pourrait bien être à nouveau une chancelière- pourra souhaiter la fin du déficit zéro. Mais il devra composer pour gouverner avec une coalition plus ou moins large et, de plus compter avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. La campagne a été lancée avec force dans le Financial Times de jeudi par Wolfgang Schäuble. L'ancien ministre – pendant 18 ans - de M. Kohl puis de Mme Merkel, y compris au Finances, a pris les devants sur la future coalition: « pour préserver la stabilité sociale de l'Europe, il faut revenir à la discipline budgétaire ». Comme toujours, M. Schäuble vise en premier lieu la France et pourra se montrer conciliant sur le concept de « bonne dette » de M. Draghi. Mais on est prévenu : même avec une nouvelle coalition, l'Allemagne usera de sa force pour imposer des équilibres qui demanderont nécessairement des hausses d'impôt.
M. Draghi lui-même doit faire face à un calendrier politique qui limite sa marge de manoeuvre dans les mois précédant l'élection présidentielle de mai 2022. Mais c'est bien sûr la France, la cible de M Schäuble et de bon nombre d'Allemands qui va présenter le plus d'incertitudes. Le « en même temps » conjugué au « quoi qu'il en coûte » sera forcément révisé à l'issue de la présidentielle de 2022. La fuite en avant budgétaire ne sera sans doute pas stoppée, mais au moins entamée.
Même le soutien américain pourrait être revu à la baisse. La période « de grâce » des 100 premiers jours du mandat est passée pour M. Biden. Le pouvoir est revenu au Congrès et, dans une certaine mesure, le président semble avoir perdu un peu de sa force de persuasion pour lancer le grand programme d'investissement public qu'il avait annoncé. Les parlementaires continuent à privilégier le court terme de la consommation de façon écrasante dans l'expansion budgétaire. Pour combien de temps ?
La fin de partie du double soutien du double laxisme n'est pas pour aujourd'hui. Mais il faudra bien faire les comptes. Le boom économique est là mais le « nouveau paradigme » du nouveau monde ne sera pas si différent du monde d'avant. Derrière la théorie monétaire dite moderne, il y a des opérations simples : des additions et des soustractions.
On n'y est pas, mais le sujet s'invitera à un moment sur les marchés financiers en amont de la réalité elle-même.