Le boom économique est là. L'OCDE a revu ses estimations de croissance mondiale à 5,8 % cette année et à 4,4 % pour 2022. L'organisation prend la mesure d'un certain emballement de l'économie américaine qui va, avec celle de la Chine, porter à nouveau la conjoncture cette année. Un des avantages du retard européen dans la politique vaccinale est la solidité des scénarios qui répliquent ceux observés effectivement aux États-Unis.
Les marchés financiers ont largement anticipé la sortie de crise. Les banques centrales suivent à la lumière de leurs propres outils de mesure. Aussi bien la Réserve Fédérale américaine que la Banque Centrale Européenne donnent des prévisions à la hausse et, même Mme Lagarde, présidente de la BCE, a convenu que l'équilibre des risques était désormais globalement stable dans la zone euro.
Bien sûr, ce sont les communications des grands argentiers concernant leurs politiques monétaires – injections de monnaie et taux d'intérêt – qui sont scrutées au premier chef. Mais leur diagnostic global est aussi observé : il justifie les rebonds des Bourses puisque, d'ici à 2022 les niveaux de produits intérieurs bruts de 2019 seront retrouvés.
Mois après mois, la reprise est jugée plus ferme et plus rapide. Les facteurs mettant en place cette conjoncture si atypique sont nombreux. D'une façon globale, les stimulus monétaires et budgétaires qui présentent des ratios de lendemain de guerre (et même davantage). Face à cela, il y certes la compensation du retard accumulé pendant les mois de blocage des économies, mais aussi des capacités de production qui n'ont pas subi les destructions d'un conflit armé. C'est vrai pour les outils industriels. C'est peut-être plus vrai encore pour certaines activités de services du fait de mutations de comportement des agents économiques sous le coup des confinements.
Ces mutations de comportements, le fléchage des investissements vers les infrastructures et les dossiers dits climatiques amplifient le caractère atypique du cycle désormais largement entamé. Derrière les retours globaux aux tendances de 2019 – en tout cas pour les États-Unis et la Chine - que les cours des actions ont correctement anticipés et qui sont donc dans les cours, ce cycle est soumis à des fondamentaux très particuliers.
Le point d'appui de la tendance américaine – sinon de l'emballement dans certains domaines – est le consommateur. Les plans de soutien ont joué à plein et, à la mi-2021, les dépenses de consommation ont dépassé le pic de 2019. Les conséquences en sont les pressions sur la production.
Les enquêtes de conjoncture des directeurs d'achat montrent les tendances de la consommation et des intentions des ménages. Les données ISM des services donnent une mesure de l'accélération de leur composante activité qui est la conséquence des déblocages. Les nouvelles commandes (indicateur à 66,2 en mai contre 62,7 en avril alors que la zone de croissance est au-dessus de 50) permettent d'anticiper sur une poursuite d'ici à l'automne, jouant un effet boule de neige avec la consommation. Les données pour le manufacturier (61,2 en mai contre 60,7 en avril) permettent d'atteindre un momentum économique pratiquement record. Il a été dépassé une seule fois, en 2007, depuis la création de l'indice en 1997.
Ce qui ressort de l’enquête, ce sont les déséquilibres de ce cycle tirés sur la consommation soutenue à tout prix : l’accélération de la demande est décalée par rapport à celle de l'offre. Ainsi la composante ISM des stocks se situe à un niveau pratiquement neutre (50,8). L'écart de la mesure entre les stocks de produits finis (28) et celle des délais de livraison (60) illustre les contraintes de production. La forte hausse des délais de livraison et des commandes à livrer met bien en évidence les tensions qui s'exercent sur les chaînes de production.
Les ruptures d'approvisionnement des semi-conducteurs, mais aussi de matériaux comme le bois, les contraintes sur le fret, freinent et parfois peuvent bloquer les productions. S'y ajoutent des conséquences de la flambée conjoncturelle avec des arrêts dus au rebond trop rapide par rapport aux possibilités techniques et aux levées forcément progressives des freins sanitaires.
On retrouve aussi ces goulots d'étranglement dans les activités de service au travers du marché du travail. Avec un chômage de moins de 6 % de la population américaine active, il y a du chemin pour retrouver le plein emploi. Mais, face à 15 millions qui sont indemnisés, les offres d'emploi non pourvues s'établissent à près de 8 millions.
Cette offre en retard sur la demande peut coiffer le dynamisme et, pour le moins le ralentir. Mais l'effet qu'on peut en attendre et qu'on observe déjà porte sur les forces de stabilisation : les devises un peu, les prix surtout.
Les entreprises américaines doivent encaisser une hausse des matières premières et des relèvements de prix sur les biens en pénurie. Ils doivent aussi faire avec des hausses de salaires et des perspectives de poursuite de cette hausse. Des majorations qui vont a priori porter sur les catégories indispensables à la production de biens comme de services qui peuvent d'une certaine façon prendre leur revanche sur les managements qui ont concentré les progressions des rémunérations dans le monde sans inflation. La hausse de 0,8 % en avril des employés « non managers » américains reflète un niveau inconnu depuis les années 1970.
Quelle pourra être la transmission des hausses de prix de revient sur l'inflation finale ? La conjoncture chinoise est en avance de trois trimestres sur celle des États-Unis et de de plus d'un an et demi sur celle de l'Europe. Elle montre pour le moment une absorption des coûts par les entreprises. En mai, les prix des produits bruts ont monté de 18,8 % sur un an, les prix à la consommation de 0,9 %.
Un tel écart est- il tenable ? Est-il extrapolable ?
Les banquiers centraux, les investisseurs aussi semblent le croire et considérer que l'inflation de sortie de crise sera temporaire. Cela posé, avec une dérive des prix américains maintenus peut-être pas loin de 4 % d'ici à la fin de l'année, les effets de base ou de début de cycle (énergie, goulots durables d'étranglement, prix des voitures neuves et d'occasion, loyers, …) peuvent enclencher un mouvement. Les anticipations d'inflation (et leurs effets auto réalisateurs) pourront jouer au fur et à mesure que le plein emploi sera approché.
Un écart durable entre les prix de revient et les prix de vente finaux ne peut être tenu que par des gains de productivité et/ou un pincement des marges. Ce n'est pas dans les scénarios et, encore moins dans les cours de Bourse.
Sans que forcément cela débouche sur un cycle inflationniste durable, il est difficile de croire comme certains conjoncturistes que les prix se calmeront dès 2022, pour retrouver leurs niveaux moyens depuis 10 ans. On disposera d'une analyse sans doute fondée d'ici la fin août et le rendez-vous des banquiers centraux du symposium de Jackson Hole. Les comportements des agents économiques dans une conjoncture inédite et les pressions inflationnistes créées par les financements monétaires massifs des déficits publics seront mis en face de la nouvelle doctrine définie par la Fed de taux « moyen sur plusieurs années » de l'ordre de 2%.
Il semble difficile d'envisager que des hausses de taux et des marges des entreprises pincées ne seront pas au rendez-vous. Mais le consensus n'est pas celui-là.