L'accord fiscal trouvé entre les pays du G7 et approuvé il y a trois semaines par ceux du G20 réunis à Venise est un peu une contre-révolution. En annonçant une « architecture fiscale internationale plus stable et plus équitable » la gouvernance mondiale par les pays les plus riches et les plus peuplés semble vouloir casser un des facteurs du développement de la mondialisation : le dumping. On aura compris que la globalisation du XXI° siècle ne s'est pas construite sur la base de la théorie économique classique des avantages comparatifs. Selon son promoteur du début du XIX° siècle David Ricardo, c'est la spécialisation qui donnerait à un pays l'avantage comparatif qui lui apporte, pour les biens qu'il produit, une productivité meilleure que celle de ses concurrents. Ainsi, la spécialisation de chacun entraînerait un développement du commerce international, facteur de croissance général.
Cette doctrine qui pousse tout le monde à se spécialiser et à s'ouvrir aux importations est celle de l'Organisation Mondiale du Commerce. On peut affirmer qu'elle a porté l'expansion mondiale des 20 dernières années.
Le raisonnement est pourtant bien court. L'avantage comparatif – et même l'avantage absolu – a en réalité été donné à la Chine par les États-Unis en 2000 après que l'administration Clinton ait imposé son entrée dans l'Organisation Mondiale du Commerce. Une entrée avec un taux de change de combat et sans contreparties permettant d'équilibrer les termes de la concurrence. C'est bien sûr le coût du travail qui a été l'avantage déterminant de la Chine et de son environnement asiatique face aux industries européennes, japonaises et – d'une façon un peu moins pénalisante – américaines.
Le déséquilibre global s'est largement transmis et, depuis quatre ans, la mesure d'une liberté commerciale entre les pays de l'OCDE et le géant totalitaire qu'est la Chine a été prise par les administrations américaines, Républicaines comme Démocrates.
Mais le déséquilibre s'est aussi traduit par une flambée des politiques concurrentielles entre les pays développés. Cette gestion des égoïsmes a un exemple qui nous est proche : la stratégie de productivité de l'Allemagne qui a lourdement fragilisé ses « partenaires » au sein de l'Union Européenne, en premier lieu la France et l'Italie. Ceux-là même qui, finançant sa réunification, lui avaient justement apporté le surplus de main d'oeuvre lui permettant sa politique de productivité. C'est un exemple. C'est bien sûr dans l'environnement social, mais aussi, dans la fiscalité, que cette flambée de concurrence entre pays développés c'est sans cesse renforcée.
Le sujet fiscal peut être apprécié – dans des limites cependant – par des comparaisons chiffrées internationales. Il a fait l'objet de discussions depuis plus de 20 ans au sein d'instances comme l'OCDE. L'arrogance des bénéfices mais, aussi, des positionnements sociétaux des Gafam a accéléré les choses. Le moment était venu et le projet était très avancé eu sein du G7 et du G20 quand l'administration Biden a repris au début de l'année les travaux de ses prédécesseurs.
L'accord de Venise a reçu l'appui de 131 des 139 membres du groupe de travail de l'OCDE qui avaient, de fait, établi le protocole. La Chine, la Russie et l'Inde ont approuvé le dispositif lors du G 20. Bien sûr, le papier signé, le plus dur restera à faire.
Le point de départ est loin d'être très cohérent. Ainsi, cette semaine, le « Réseau international pour la justice fiscale » a publié son classement 2021. On sait avec quelles précautions on se doit de prendre les publications de ce type d'organisations. Cependant, le palmarès basé sur des données globales chiffrées donne la mesure d'une certaine réalité qui détonne avec les postures politiques des gouvernements.
Parmi les pays favorisant les impositions très réduites ou même nulles des sociétés, on retrouve en force les européens. En tête le Royaume Uni avec les régimes spéciaux des îles lointaines (Bermudes, Iles Vierges) ou proches (Jersey, Île de Man, Guernesey). Cela va plus loin puisqu'au sein même de la Grande Bretagne et de l'Irlande du Nord, l'organisation d'évasion fiscale place le royaume au 13° rang mondial des paradis fiscaux : le pays, ses satellites et la City favoriseraient plus de 30 % de risques mondiaux d'évasion fiscale. Le cas est loin d'être isolé au sein des grands de l'OCDE : les Pays Bas apparaissent à la quatrième place (derrière deux dominions britanniques), la Suisse à la cinquième, le Luxembourg à la sixième. Ceux qui fixent les règles en prennent bien à leur aise.
Pour en rester à ce classement, le Top 10 est complété par Dubaï, les Émirats-Arabes Unis, Hong Kong et Singapour.
Il en est de ce palmarès comme de bien d'autres. Il cherche à mesurer l'organisation constatée des détournements, mais, évidemment, ne juge pas les sous-impositions légales comme celles de l'Irlande ou de l'État américain du Delaware.
Les règlementations des affaires peuvent entraîner des détournements de pouvoir autant que d'argent comme aux Pays Bas, souvent montrés du doigt par d'autres ONG et au-delà, après l'exemple médiatique donné par Renault-Nissan.
Les promoteurs de l'accord de Venise sont donc au moins complices de la situation d'aujourd'hui. On dit toujours que les braconniers font les meilleurs gardes-chasses : on se trouve un peu dans ce schéma. La duplicité ne s'arrête pas là : en matière fiscale plus encore que dans d'autres, c'est dans les détails que se niche le diable.
Dans le détail, l'accord de Venise comprend deux piliers.
Le premier vise directement les très grandes multinationales qui, en effet, ont poussé le bouchon aussi loin que possible pour profiter des possibilités offertes. La cible comprend les 100 à 150 géants mondiaux, les Gafam, les pétroliers, des leaders écrasants d'autres secteurs. La compilation n'est pas aisée, en particulier en raison de la transparence réduite des sociétés chinoises qui appartiennent de fait au secteur public, mais ce qui est en cause représente facilement la moitié des profits réalisés par les entreprises dans le monde.
L'objectif est de réattribuer une part des droits d'imposition sur les multinationales de leurs pays de comptabilisation vers les pays de marché dans lesquels elles exercent des activités commerciales et réalisent des bénéfices, qu'elles y aient ou non une présence administrative.
Le deuxième pilier est moins technique : un taux minimum de 15 % des bénéfices des sociétés que les pays doivent prélever. Seront concernées dans un premier temps, les entreprises internationales dont le chiffre d'affaires dépasse 900 millions de dollars, ce qui représente sans doute plus de 9.000 groupes. Si un pays ne respectait pas ce minimum de 15 %, le manque à percevoir serait imposé par ailleurs.
Les ambitions ne sont pas nulles : l'OCDE estime les bénéfices des géants qui vont entrer dans les champs fiscaux à plus de 100 milliards de dollars et les effets de l'imposition à 15 % à des recettes à 150 milliards.
Reste évidemment la validation de l'accord par les pays aux régimes parlementaires et, en premier lieu par les États-Unis. Le calendrier la fixe en octobre, ce qui paraît ambitieux. Comme souvent, ce sont les modalités d'applications qui apporteront ou n'apporteront pas les conséquences. Les fiscalistes du monde entier vont travailler à profiter de trous qui seraient laissés volontairement ou pas.
Il apparaît certain qu'au vu des enjeux, des petits arrangements et des décalages dans le temps vont être organisés par bien des pays. La localisation des recettes est sans doute assez facilement réalisable, mais celle des coûts est plus délicate. L'exemple des compagnies pétrolières est ancien et, en arbitrant les coûts de l'amont, du raffinage et de l'aval, l'imposition sur les bénéfices était rendue peu efficace. La taxe sur le chiffre d'affaires que nous subissons à la pompe a été la réponse quai-obligatoire. Le dispositif de Venise veut éviter cette solution et les États-Unis demandent même à l'Union Européenne de renoncer à sa taxe numérique. Si ce sont les Gafam qui sont les premières visées, il semble probable que la législation américaine fera finalement plus que l'imposition mondiale pour trouver des limites.
C'est un accord international qu'il faut juger pour le moment. Avec évidement les concessions des uns et des autres pour arriver à un consensus. Les promoteurs – en tête les Allemands et les Français – ont plaidé pour un niveau minimal d'IS bien supérieur à 15 % et, à 25 %, se rapprochant un peu de leurs propres normes. L'Irlande a marqué sa grande réticence à abandonner un peu du dumping qui a assuré sa croissance. Les lobbies de Washington liés au Delaware et à d'autres États n'ont joué qu'en coulisse mais reviendront dans les débats au Congrès. Quant aux grands spécialistes de l'enrichissement fiscal du Proche et de l'extrême Orient, leur accord n'emporte pas une application absolue.
D'un autre côté, les ONG ont joué leur partition, en insistant sur l'impact déséquilibré pour les pays les moins développés et, surtout, pour contester ce taux de 15 %. Certaines, comme CCFD-Terre Solidaire, craignent qu'il devienne la norme, gravant dans le marbre une imposition finalement bien réduite pour les multinationales. Et limitant en conséquence les marges des États devant investir dans la réduction des inégalités et les équipements à visées « climatiques ».
Si les premières limites à l'accord de Venise sont posées et sont appelées à se développer, le plus important est sans doute le mouvement. L'autosatisfaction traditionnelle des ministres n'est pas une surprise. Quand Mme Yellen ou M. Le Maire parlent « de mesures historiques », ils sont dans le rôle écrit des lendemains de sommets. Mais ils ont des raisons de tenir de tels propos qui sont en quelque sorte validés par des analystes plus indépendants. Ainsi, le New York Times a qualifié l'accord de renversement « après des années de politiques qui privilégiaient les taxations réduites comme moyens pour les pays d'attirer les investissements et de favoriser la croissance ». Le retour des États pour financer les infrastructures et préparer la transition énergétique ou les épidémies à venir est acté et ce sont les grands pays qui vont le diriger, sans doute en l'imposant aux plus faibles comme l'OMC l'a fait à l'inverse dans les dernières décennies
L'organisation générale des affaires va immanquablement se modifier profondément au rythme de ce changement de pied qui a été annoncé par de nombreux travaux de recherche théorique d'économistes notamment américains et européens. Une taxe mondiale – même si on est simplement aux débuts de l'affaire – c'est un meilleur équilibre des recettes et donc des dépenses publiques. Cela va limiter la rente de pays ayant comme fonction quasi-unique la localisation de profits non taxés pour les entreprises et, aussi pour les hommes. Cette « richesse sans cause » va se répartir d'abord vers les pays développés, ce qui va rééquilibrer une partie des cassures provoquées par la globalisation.
Une taxe mondiale et ces impôts rapatriés, cela peut paradoxalement inciter à la modération des plus dépensiers en investissement et en redistribution. Bien sûr, on a pu sourire en observant la France plaider pour une taxe minimale sur les sociétés à 25 %. Elle n'est pas près de s'en rapprocher. Mais plus de cohérence internationale, cela passera aussi par un resserrement de la notion de frontières pas seulement du côté recettes.
Restent des zones bien floues. Il est plutôt simple de comparer le taux des taxes, même si ce n'est pas toujours le cas pour les assiettes. En revanche, les dépenses publiques ne sont pas normées et dépendent de la comptabilité retenue ainsi que du champ des mécanismes sociaux de solidarité. On n'en est pas là après ce renversement fiscal stratégique qui n'en est qu'à ses débuts. Ce n'est sans doute aussi qu'un premier mouvement avant qu'une évolution comparable s'impose en matière de droit des sociétés, un domaine où tous les coups semblent permis. Sur ce point, la guerre sino américaine centrée sur la propriété intellectuelle n'en est, elle aussi qu'à ses débuts.