Le rendez-vous des banquiers centraux du symposium – en visioconférence cette année encore– de Jackson Hole est toujours attendu par les investisseurs à la recherche de points d'appui pour leurs stratégies de rentrée. L'année dernière, Jerome Powell, le patron de la Réserve Fédérale américaine avait annoncé un changement de doctrine pour l'inflation. L'objectif strict de 2 % avait été abandonné, pour une gestion visant ce niveau en moyenne sur le moyen terme, ce qui ouvrait la voie à une politique monétaire qui resterait conciliante avec une dérive des prix durablement (nettement) supérieure. Les marges constituées devaient, le cas échéant, lever les freins à des baisses de taux d'intérêt en cas de risques de récession.
Cette année, son discours devait traiter le thème de « la politique macroéconomique dans une économie incertaine ». On pouvait s'attendre à une analyse sur les grands déséquilibres qui menacent la croissance à moyen ou long terme comme l'envolée des inégalités de revenu, les dettes publiques ou une économie mondiale moins synchrone et sous la pression de politiques dites climatiques.
Vendredi, M. Powell – qui est en négociation pour sa reconduction en février prochain – a évité le registre théorique et s'en est tenu à la gestion de la Fed pendant et après l'épidémie de la Covid. Il est vrai que l'évolution conjoncturelle pose une problématique qui demande une direction.
Le contexte s'est nettement modifié depuis le début de l'été. Le premier semestre s'était clos sur des nouvelles très positives sur les plans macroéconomique et microéconomique, en tout cas aux États-Unis et en Europe. Le vent n'a pas tourné, mais s'est assagi.
Les résultats semestriels des entreprises avaient marqué un vif effet de levier sur le rebond conjoncturel. Comme s'est souvent le cas, les analystes financiers sont en retard et les bénéfices supérieurs à leurs estimations. Suivant les marchés ou les segments de la cote, les projections à 12 mois ont été relevées depuis les publications dans une proportion de 30 % à 50 % des sociétés analysées. Les chiffres d'affaires augmentent et les marges aussi.
Ainsi, malgré les progressions des indices depuis le début de l'année, les ratios de valorisation restent dans des zones sans excès ou à excès réduit. Une capitalisation de 19 fois les bénéfices pour le MSCI Monde, de 21 pour le S&P 500 et de 15,5 pour l'Europe sont compatibles avec les taux longs – toujours - très bas. Ce qui ramène, il est vrai, les niveaux des marchés à la question de l'inflation et de la politique monétaire.
Du côté de la macroéconomie, le semestre s'était aussi terminé sur des scores brillants, amenant les prévisions officielles pour l'ensemble de l'année relevées à 7 % (Fed pour les États-Unis) et 4,8 % (BCE). La dynamique a permis de retrouver les niveaux américains d'activité d'avant crise et de les attendre pour le quatrième trimestre en Europe.
Deux mois plus tard, le ton a changé et une certaine incertitude s'est installée, à la marge pour le moment. Evidemment, le calendrier n'est pas idéal pour annoncer la perspective d'un revirement monétaire, mais c'est un peu la règle.
Ce sont les indicateurs avancés des intentions des directeurs d'achat qui permettent de mesurer l'inflexion de la croissance. Les indicateurs restent élevés en Europe (pas loin de 59 pour une croissance à venir au-dessus du seuil de 50), mais sont en repli sur un mois. La baisse est importante au Royaume-Uni (55,3 vs 59,2) et aux États-Unis (55,2 vs 59,7). Le Japon s'enfonce vers la récession (45,9 vs 48,8). La dégradation se confirme en Chine et bouscule les anticipations dans la région.
Le climat des affaires reste globalement porteur, mais l'est moins d'un mois à l'autre. Les tendances positives données jusqu'ici par les directeurs d'achat étaient déjà ressorties atténuées dans la réalité de la production industrielle. Bien sûr, l'effet de base ne joue pas aussi favorablement depuis juillet côté américain et va aussi s'atténuer progressivement en Europe. Au-delà, les mesures prises par les États face à la nouvelle vague de l'épidémie de la Covid freinent au moins temporairement la conjoncture. En France par exemple, la dynamique de consommation s'est rétrécie à partir du 9 août et dans les deux semaines qui ont suivi, dès la généralisation de l'exigence du pass sanitaire.
Ces premières tendances de ralentissement de la croissance (qui reste cependant encore bien accrochée) ont donc toutes les chances de se confirmer d'ici à la fin de l'année et au 1er semestre 2022. Les difficultés d'approvisionnement s'installent et exercent une pression sur l'offre et les restockages alors que le pic de progression de la demande est passé.
Cette décélération était attendue : elle n'est pour le moment pas plus forte qu'anticipé, mais elle se produit plus rapidement. Il va falloir vivre durablement avec une actualité sanitaire et, surtout, la normalisation de la croissance potentielle après une crise qui n'aura pas assaini l'économie, au contraire si on prend en compte l'accumulation de dettes publiques.
À cette dynamique économique encore soutenue mais s'infléchissant et à l'inflation américaine qui s'accroche au-dessus de 4 % et a approché 5,5 % en juillet, le patron de la Fed se devait de donner une réponse.
L'inflexion conjoncturelle montre assez le besoin pour la Fed de se reconstituer des marges de manoeuvres pour pouvoir agir : c'est quand cela va bien qu'il faut se préparer.
Vendredi, on est resté dans la grammaire des grands argentiers, marquée par l'emploi massif du conditionnel ou des adjectifs relatifs, La construction de M. Powell est un modèle du genre : « si les conditions évoluent comme anticipé, il pourrait être approprié de commencer à réduire les achats de titres avant la fin de l’année ». Pas mal, si on relève que les anticipations ne sont pas explicitées pour la croissance comme pour l'inflation. Même si ces conditions bien floues étaient respectées il serait seulement possiblement approprié de commencer à réduire les achats de titres dans des proportions non fixées et un calendrier qui ne l'est qu'un peu plus.
L'exégèse du propos qui peut cependant permettre de trouver des indications porte sur trois points : la réduction des achats, l'inflation et l'emploi.
En premier lieu, au-delà des circonvolutions sémantiques, la réduction des achats d'actifs par la Réserve Fédérale est officiellement annoncée. On peut s'attendre à ce que ce tapering soit confirmé par les comités de politique monétaire de septembre et octobre et mis en oeuvre à partir de novembre. Ce moindre soutien – on ne peut pas attendre un durcissement à ce stade – sera sans doute mené à un rythme mesuré pour viser une stabilisation du bilan de la Fed d'ici un an, à un niveau de près de 45 % du produit intérieur brut américain.
L'optimisme reste la règle concernant l'inflation. Elle est toujours qualifiée de temporaire, en particulier pour ce qui concerne les pressions sur les circuits d'approvisionnement et de distribution. Dans ces conditions, un relèvement des taux directeurs n'est pas à l'ordre du jour et « pourrait même faire plus de mal que de bien ».
L'emploi est la mesure privilégiée par la Fed pour juger la croissance. Les objectifs de plein emploi vont justifier le laxisme monétaire à un moment où les créations de postes vont s'atténuer.
L'exercice de Jackson Hole est finalement une réussite du point de vue de la communication. On a le sentiment qu'au moment où la croissance s'infléchit et où les plans d’investissements gouvernementaux sont pris en otage par la perte de crédit du président Biden après la déroute afghane, M. Powell a surtout parlé aux marchés financiers. La certitude de la réduction des achats (tapering) est actée, mais aussi une grande prudence et une grande progressivité dans une normalisation de la politique monétaire.
Le maintien de la valeur des actifs est un objectif qui ne peut exclure éternellement une reconstitution partielle des taux réels, aujourd'hui fortement négatifs. Étaler ou décaler le calendrier du côté des taux directeurs ne pourra rien contre la nécessité d'assainissement. Si la Réserve Fédérale ne fait pas le job, les marchés le feront. À force de retarder, le risque d'un mouvement contracyclique – hausse des taux et moindre croissance en même temps- serait réel.
Mais il s'agit d'une perspective longue, qui va bien au-delà du souci d'aujourd'hui du choix du patron de la Fed à partir de février, ce qui peut expliquer la neutralité des marchés de taux et d'actions au lendemain du discours de rentrée de M. Powell qui était pourtant tant attendu.