Le constat vient des marchés, mais pas seulement. Ils sont le reflet d’une réalité économique. La tendance qui s’impose désormais dans les finances ou les matières premières est un peu l’absence de tendance. Les indicateurs économiques montrent une dispersion du même ordre que les journées de Bourse, même à l’intérieur d’un pays ou d’une zone. On comprend que c’est l’absence de consensus économique crédible – que ce soit du point de vue des banques centrales, des gouvernements ou des conjoncturistes - qui a lancé cette nouvelle phase sur les marchés.
L’actualité au jour le jour permet de pointer des facteurs de volatilité comme la rupture stratégique chinoise, la crise de l’offre, celle des matières premières et des produits bruts ou les incertitudes sur les politiques monétaires et budgétaires, en particulier aux Etats-Unis. Il faut peut-être enregistrer ces éléments ou les variations de taux d’intérêt en prenant le recul de la conjoncture tellement atypique des deux dernières années. Celle d’une récession réelle soignée par la création monétaire et l’argent public et ayant débouché sur une flambée de croissance de rattrapage.
La crise que l’on peut qualifier de crise Covid n’est pas anecdotique. La récession la situe très haut dans le classement des grandes dépressions. Elle a atteint 3,4 % au plan mondial l’année dernière, réduite en quelque sorte par un rebond dès le deuxième semestre dans des pays de l’OCDE et par le décalage calendaire de l’épidémie en Chine qui a permis à son économie d’afficher une légère croissance. (2,3 %). C’est néanmoins la pire chute d’activité depuis la deuxième guerre mondiale et, pour les Etats-Unis par exemple depuis la grande dépression des années 1930. Au niveau mondial, la récession est trois fois plus forte que le record hors récession et périodes de guerre de 2008-2009.
Les crises sont a priori les conséquences d’excès des économies. Leur fonction et, en tout cas leurs effets, sont de les assainir en évacuant les agents non viables et porteurs des risques, un peu comme les gelées d’hiver tuent la vermine. La crise que nous avons traversée est exogène, mais la rupture d’un cycle de croissance doit de toute façon, pour déboucher sur un rebond durable, entraîner les nettoyages de bilan, les ajustements de capacités, la reconstitution des marges bénéficiaires, la correction d’une surévaluation des actifs.
Face à la crise sanitaire, les Etats ont bloqué les économies. Et pour en atténuer les conséquences et pour préserver le tissu d’activité, ils ont plongé sans retenue apparente dans des plans de soutien, puis des plans de relance. Le bilan ne montre pas un assainissement, au contraire.
La dette mondiale établit records après record, affichant des ratios même supérieurs à ceux des temps de guerre. On finit par ne plus y prêter attention, mais les compteurs ne cessent de tourner. L’endettement cumulé public et privé dans le monde va se monter à 300.000 milliards de dollars à la fin de cette année. C’est près de 3,5 fois le produit intérieur brut de la planète.
Les entreprises n’ont pas réduit le levier, au contraire. Le levier est général et, évidemment est porté par les Etats. Leurs dettes pèsent pratiquement une fois le PIB mondial. Le ratio est gonflé par les grandes économies et, en particulier les Etats-Unis qui affichent 135 % et le Japon et ses incroyables 250 %. La zone euro et ses disparités Nord-Sud s’inscrit dans la moyenne mondiale avec, pour les grands pays, d’un côté l’Allemagne (moins de 70 %) et de l’autre La France (110 %) et l’Italie (155 %).
Cette accumulation ne pose pas pour le moment la question de remboursements ni de crédibilité, les banques centrales s’étant déclarées comme prêteurs en dernier ressort. La fuite en avant de leur côté a été un peu plus contrôlée, mais c’est tout de même la poursuite d’un laxisme généralisé. Le total du bilan de la Fed va atteindre 45% du PIB américain ; celui de la BCE plus de 70 % de la création de richesse de la zone euro.
L’accumulation d’aides et soutiens généralisés visait à maintenir les fondamentaux économiques. On peut dire que, de ce point de vue, c’est plutôt une réussite : sans assainissement sur le plan du crédit (au contraire), les capacités n’ont pas été réduites ou seulement de façon très partielle.
La reconstitution des marges des entreprises qui doit être induite par une crise n’est aussi que modérée. Certes, la contrainte de la digitalisation accélérée a restauré la productivité qui s’était contractée sur fond de plein emploi (aux Etats-Unis, mais aussi en Allemagne et au Japon par exemple). Cependant, les dépenses publiques et la politique d’argent gratuit ont déréglé les ajustements de concurrence. Les effets de crédit sans vraies limites n’ont pas cassé la pression exercée par les entreprises dites «zombies».
Sur le plan des salaires, la pression s’est plutôt accélérée, avec une progression (liée aux subventions) qui est nettement supérieure à la croissance économique moyenne attendue.
De fait, globalement la rentabilité des sociétés n’est pas rétablie aux niveaux d’avant la flambée conjoncturelle de la fin de la décennie des années 2010. Pas suffisamment pour tenir quand la croissance se rapprochera de son potentiel après la dynamique du rebond. Et, en tout cas, pas suffisamment dès maintenant pour encaisser le choc de la hausse du coût de l’énergie et des matières premières ou de celui des transports.
Derrière le maintien à tout prix des outils de production et la subvention à l’emploi, les investissements privés ont été très ralentis. En cause bien sûr la visibilité plutôt réduite : la manne financière instantanée n’a pas incité à la vision La conséquence est durable pour la production des produits d’équipement avec le symbole des équipements digitaux. Ce déficit d’investissement se traduit par des ruptures ou des hausses de coûts aussi pour les matières premières et singulièrement le pétrole. Une situation très durable qui va coiffer la fameuse croissance saine des lendemains de crise économique.
Les excès de valorisation des actifs avant la crise de la Covid avaient de multiples illustrations sur les Bourses, sur l’immobilier ou sur des supports de spéculation aux marchés étroits comme les grandes crypto-monnaies. Les programmes d’injections monétaires, les taux courts maintenus à des niveaux nuls ou presque et la pression mise sur les taux obligataires, avec des rendements souverains des pays solvables négatifs en termes réels et même en termes nominaux portaient ces records.
Les fuites en avant des banques centrales et des Etats pendant les blocages n’ont fait qu’amplifier les déséquilibres généraux et, surtout dans la valorisation relative des actifs. La surmultipliée passée par les banques centrales a encore compressé les rendements et les actions dégageant les multiples d’évaluation les plus élevés – les technologiques au sens large – ont de plus été les gagnants de l’économie du télétravail.
Il n’y a pas eu l’apurement normal en sortie de crise, mais, justement, les multiples sont en phase avec des taux réels qui n’ont pas (encore) vraiment remonté : entre 17 et 19 fois les bénéfices attendus cette année des deux côtés de l’Atlantique pour les indices globaux.
Le désordre dans les statistiques économiques et, partant dans les scénarios - y compris sur le sujet de l’inflation peut-être éliminé un peu vite par la Fed ou la BCE – et la volatilité qui s’est imposée sur les marchés financiers s’expliquent par cette sortie de crise si atypique. Les déséquilibres de fin de cycle n’ont pas été apurés, au contraire alors que la dynamique de début de cycle s’est affirmée.
Ainsi, la conjoncture est marquée par des mouvements qui peuvent paraître contradictoires et des tensions plutôt incontrôlées : flambée de croissance dans certains pans des économies sans que la tendance apparaisse forcément pérenne, ruptures multisectorielles de chaines d’approvisionnement, hausses d’approvisionnement, pression sur les salaires qui est disparate.
Le cycle finalement écartelé entre la nécessité insatisfaite d’assainissement et la force du redémarrage va devoir passer par des éléments de stabilisation qu’il est très compliqué d’anticiper. Se greffent assez logiquement des éléments politiques. Le besoin de plus d’équilibre social est brutalement pris en compte en Chine. Il n’est aussi, mais dans la contestation parlementaire à Washington ; il est au centre du programme de coalition en construction en Allemagne ; il va gagner le débat présidentiel en France.
Tout cela ne milite pas pour des scénario éclaircis. Mais les valorisations des actifs semblent à l’abri de gros chocs : les grandes banques centrales sont présentes et prêtes à maintenir le rythme si les Etats devaient peiner à prendre le relais en majorant encore leurs déficits avant ou après un moratoire de fait sur leurs dettes. Pas de choc tant que l’inflation reste bien «temporaire» en tout cas.