La Chine inquiète. Le souci ne vient plus des déséquilibres des échanges et de la marginalisation d’une partie des industries manufacturières européennes et, à un degré moindre, américaines. Le poids de la deuxième économie du monde est en cause, avec les conséquences mondiales de ses évolutions. Des évolutions qui ne sont pas progressives : l’avantage des pays totalitaires n’est pas de les affranchir de l’opinion publique (et même au contraire) mais d’appliquer sans délai ou progressivité les décisions prises en haut. Si la faillite du géant de la promotion immobilière Evergrande et son parfum de subprime a fait et fait encore l’actualité, il est sans doute plus un révélateur du tournant qu’un élément déclencheur de crise.
Coup de frein ? Demi-tour ? Changement de fondamentaux ? En tout état de cause, si la Chine devait sembler s’endormir, le monde entier pourrait trembler.
La formule, reprise dans les années 1970 dans un best-seller signé Alain Peyrefitte, est attribuée à Napoléon : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera ». Incontestablement, les ravages de la révolution culturelle sont aujourd’hui effacés. L’économie chinoise a produit l’année dernière 17,4% de la richesse mondiale. Son PIB a pesé 70% de celui des Etats-Unis et plus de 1,1 fois celui de la zone euro.
Le modèle de sous-traitant de l’économie occidentale basé sur un change de combat et des coûts salariaux cassés a assuré la croissance quasi-exponentielle du début des années 2000 à la moitié de la décennie 2010. Le changement de taille impose désormais un changement de statut et l’enrichissement économique, une évolution du fonctionnement social.
Responsable de plus du quart de la croissance mondiale dans les années 2010, la Chine n’est plus (seulement) le moteur de la désinflation. Les fondamentaux hors normes sont la conséquence de la population géante et de sa demande croissante. Ils tirent son marché, son secteur commercial interne et à l’export, mais aussi des contreparties trouvées à l’international à ses besoins d’importation de produits de base ou de productions agricoles. Par la création de multiples zones de coopération économique la Chine se prépare des débouchés à l’export. Le slogan de route de la soie recouvre ce schéma qui est un peu la version moderne de la colonisation du XIX° siècle menée par les grandes puissances de l’époque.
Enfin, les services, et particulièrement le numérique, sont entrés dans la compétition mondiale en profitant de la profondeur et des marges du marché national.
D’une certaine façon, on s’était habitué depuis le début des années 1990 à des taux de croissance compris entre 7 et 10% (allant jusqu’à 14% en 1992 et 2007). On ne peut pas tirer de conclusion du repli à 2,3% de l’année dernière : dans la conjoncture épidémique, c’était déjà un exploit. Mais 2019 avait déjà marqué une inflexion avec le passage au-dessous de 6%. Ce n’était qu’un début.
Le troisième trimestre de cette année a marqué l’entrée dans une nouvelle ère. D’un trimestre à l’autre la croissance chinoise ressort à un très modeste 0,2%. Le passage à un rythme annuel inférieur à 5% est consommé avec un affichage à 4,9%.
C’est le resserrement du crédit immobilier qui est le premier facteur de ce retournement de conjoncture, mais les reconfinements sanitaires et la crise énergétique ont aussi pesé.
La faillite d'Evergrande, de ses 300 milliards de dollars de dettes et de ses 1, 4 millions d’acheteurs sur plans, est un acte politique. Malgré une taille qui bouscule l’immobilier dans le pays et même toute l’économie, l’objectif d’imposer un ajustement et un assainissement du secteur a primé. L’accès au crédit immobilier aux promoteurs comme aux ménages a été limité.
La Chine a les moyens financiers d’organiser cette défaillance et l’a prouvé cette semaine en assurant une « petite » échéance d’intérêts (86,5 millions de dollars) qui reporté le défaut de paiement. Cependant, la faillite du géant va forcément avoir un effet buvard dans le secteur de la promotion. En cassant la spéculation immobilière qui s’était emballée dans une bulle, le pouvoir ne vise pas seulement à restaurer des équilibres. La démarche s’inscrit dans sa stratégie de réduction des inégalités.
La gestion de cette affaire montre la maîtrise de cette stratégie par le pouvoir. Le gouverneur de la Banque Populaire de Chine a affirmé la semaine dernière que les risques de contamination financière seront maîtrisés et, dans le secteur immobilier, le refinancement de promoteurs jugés viables et même une levée temporaire de certaines contraintes sur le crédit doivent enrayer une spirale de faillites.
L’impact de la crise immobilière se mesure déjà à une baisse des prix encore légère, mais qui casse une tendance très longue. Il se retrouve aussi déjà dans l’activité, même si on n’a pas encore pris la mesure du ralentissement de la construction. On estime à un peu plus du quart du PIB l’apport du secteur. Au troisième trimestre, l’économie chinoise a subi de plus le frein de confinements en réaction à une recrudescence de l’épidémie de Covid, sans que des données fiables puissent permettre d’en apprécier l’ampleur. En revanche, la crise énergétique a commencé à peser à partir de septembre.
La moindre croissance s’est installée en tout cas, avec, a priori, des effets de ralentissement qui se développent pour la construction immobilière et face à la crise énergétique. Les projections commencent seulement à être revues à la baisse et des mesures de relance dans les derniers mois de l’année ne devraient produire qu’une stabilisation en légère reprise au début de 2022.
La gestion monétaire pourrait s’infléchir à la marge dans la distribution de facilités à moyen terme ou les réserves obligatoires des banques, mais ne sera pas une relance. Les ambitions environnementales (opération « Ciel bleu » autour de Pékin) vont accroître la pression sur la production manufacturière due à la crise énergétique.
Le tournant de la croissance chinoise est au total provoqué à la fois par la politique et par des éléments exogènes. Provoqué et subi à la fois, le ralentissement de la dynamique va se développer. Bien sûr, la crédibilité des données économiques va à nouveau faire débat dans un tel cycle. Mais «le sacrifice du PIB » au profit de la refonte d’une cohésion sociale et d’un cycle de long terme est une option durable prise par le pouvoir et qui s’inscrira dans les décisions du XX° Congrès du parti communiste de l’automne 2022.
La crise de l’énergie qui touche la Chine depuis fin août pénalise l’économie, au point que le FMI a révisé son estimation de croissance pour le pays à 8% cette année de sortie de crise sanitaire, ce qui donnerait un score de 11% en deux ans. Pour 2022, les 5% sont désormais visés ou espérés.
La conjoncture de moindre croissance qui s’installe en Chine est un passage dans un autre monde qui brise 30 ans de tendance affirmée et qui s’est nourrie d’elle-même. Les équilibres ne vont pas se trouver sans heurts. Des tensions financières ou commerciales bien sûr, mais aussi géopolitiques.
Le cercle Quad (l’OTAN du Pacifique) qui lie les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie a été spectaculairement relancé par le président Biden il y a un mois après la conclusion de l’alliance militaire dite Aukus rassemblant les américains, les australiens et les britanniques. La tension autour de Taïwan connait des montées sporadiques de part et d’autre. Les positions prises par la Chine un peu partout dans le monde – mais pas en Amérique du Sud – font l’objet de bras de fer à coup de menaces, mais aussi d’investissements.
Le vrai conflit est précisément économique et commercial. L’administration Biden n’a pas varié de position par rapport à celle de M. Trump. Dans le même temps, Xi Jinping le secrétaire du parti communiste s’est placé sur le terrain institutionnel et a affirmé «la supériorité du socialisme (à la mode chinoise) sur le capitalisme ».
Le leadership économique mondial est un enjeu qui peut sembler plus d’image que de réalité, mais de part et d’autre, on veut changer les règles. La propriété intellectuelle, celle des données, les ressources minières, la fourniture de biens primaires aux géants américains, les subventions de chaque côté, vont être parmi les grands points d’affrontement. Celui du change et de la remise en cause du cadeau donné par l’administration Clinton en 2000 au moment de l’accession de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce aussi. Cependant, les deux parties sont financièrement liées à un point tel que cela cadre cette guerre commerciale qui va repartir.
Un des grands points qui n’est pas seulement de long terme est la problématique environnementale. Les deux géants sont gros émetteurs de Co2 : 15,2 tonnes par habitant pour les Etats-Unis, 7,4 en Chine. Cela se compare avec les 4,2 français ou les 8,6 allemands.
Les engagements pris dans les grand-messes internationales ne seront bien sûr pas tenus. Mais, en tout cas en Chine, le besoin de croissance va encore mécaniquement majorer le bilan et le pouvoir est en marche pour aménager les conséquences de cette tendance. Comme c’est un pouvoir absolu, il en a les moyens et cela cadre avec ses ambitions de meilleure répartition de la richesse sur le plan démographique, mais aussi sur le plan régional.
Les métropoles géantes polluées sont dans le viseur. D’une façon générale, la production va être coiffée. La conséquence à l’échelle de la planète ne va pas seulement être la moindre contribution à la croissance mondiale. Cela va être plus d’inflation.
La croissance verte est inflationniste par définition. En Chine, les besoins d’énergie vont continuer à croître et c’est dans l’industrie manufacturière, les services numériques et le commerce international en général que des contraintes vont s’exercer et les coûts aussi. La Chine va fournir les pays développés avec des tarifs fortement remontés. Cela vaudra pour toutes les chaînes d’approvisionnement. Un secteur particulier va concentrer les différents dans les années qui viennent : celui des terres rares.
La Chine, qui produit plus des trois quarts de ces métaux est en passe de renforcer sa place prééminente dans ce domaine grâce à ses accords avec les pays d’Asie Centrale. Le choix de l’énergie électrique généralisé dans les pays développés va créer une dépendance nouvelle avec des perspectives de fortes hausses des prix sans que les acheteurs aient de vraies capacités de négociation. Des hausses qui seront justifiées sur le plan des principes tant l’extraction de ses fameuses terres rares est polluante.
Les enjeux sont longs comme la vision du parti communiste solidement ancré aux commandes de la Chine. Ce qui s’installe en revanche dès maintenant, c’est une certaine pénurie de biens nourrissant les industries américaines et européennes, des matières premières renchéries et le maintien des prix de l’énergie à des niveaux très élevés. En quelque sorte une moindre dynamique conjoncturelle et une hausse de l’inflation qui passe du « temporaire » à un temporaire qui s‘installe.
On ne parle pas de stagflation, mais la nouvelle Chine bouscule les équilibres qui se sont progressivement installés depuis 30 ans.