Il y a des temporaires qui s’installent. En France, nous avons les impôts qui sont un bel exemple. Si on regarde l’inflation, démentant les assurances des banquiers centraux d’une hausse «temporaire» des prix, en particulier de part de la Réserve Fédérale américaine et de la Banque Centrale Européenne, le temporaire s’installe. Mois après mois, le constat s’impose : en la matière, le temporaire devient (temporairement ?) permanent.
La conjoncture est évidemment atypique : à la fois un choc d’offre qui raréfie des biens ou des compétences et un choc de demande avec le rebond post-Covid amplifié par les stratégies monétaires et budgétaires. Mais le fondamental prend le pas sur le conjoncturel. Sans se focaliser sur les statistiques au jour le jour, on le retrouve dans les projections des conjoncturistes. Cette année les prix américains auront progressé de plus de 5,5 % et ceux de la zone euro de plus de 5 %. L’année prochaine on attend plus de 4% dans les deux cas et toujours un niveau bien supérieur au fameux objectif de 2 % en 2023. La Chine va se situer autour des 2 % l’année prochaine et la suivante.
Vu du côté des marchés financiers : « même pas mal ! ». Les taux d’intérêt n’ont pas marqué le coup et, ainsi les taux réels négatifs se sont même creusés. Wall Street ou les Bourses européennes ont en conséquence établis de nouveaux records. L’afflux de monnaie explique bien sûr ce paradoxe apparent. Les comptes des entreprises donnent de plus une base réelle : les hausses de prix passent bien et les hausses de salaires délivrées ou en vue entretiennent la dynamique de la demande.
Pourtant, les pays développés et leurs économies sont entrées dans un nouveau monde.
Pascal Blanqué, le CIO d’Amundi résume la mutation de manière imagée : « back to the 70ies ». Il ne se réfère pas à la vogue omniprésente dans les fêtes d’aujourd’hui des Stones, du groupe Abba, de Pink Floyd ou de nos Claude François, Sardou et Joe Dassin. La nostalgie n’est pas le registre. La géopolitique est dans le ton avec la déroute américaine en Afghanistan qui a des parfums de Viêt-Nam. Mais le monde nouveau qui se construit sur modèle abandonné il y a 40 ans, c’est celui de la dépense publique et du laxisme monétaire.
La donne avait été bouleversée en 1979 après les années d’inflation avec la nomination de Paul Volcker à la tête de la Fed par Jimmy Carter en fin de mandat. L’inflation devait dépasser 13,5 % en 1981 et la Réserve Fédérale avait relevé ses taux directeurs de 11 % 20 % en deux ans. Un nouveau modèle se mettait en place un peu partout dans le monde développé. L’inflation a été endiguée et même éradiquée.
Pas ou peu d’inflation depuis 40 ans : les actifs ont monté de façon finalement continue, les salaires ont baissé en relatif avec un partage de la richesse en faveur des actionnaires. Si l’inflation est la répression financière des retraités, l’inflation zéro a été la répression financière de la majorité des salariés actifs.
La logique poussée à l’extrême, ce sont les taux d’intérêts nuls ou même négatifs en termes réels mais, aussi, en termes nominaux. A ce stade, la valorisation des actifs, la hausse des marchés financier est sans limite.
Sans limites est bien le terme. Si on actualise des flux d’autofinancement ou de bénéfices avec un taux de zéro, le calcul arrive à l’infini. Même après les hausses passées, cela laisse un beau potentiel!
Avec le moteur à eau que constitue en quelque sorte l’argent gratuit, il n’est pas facile de quitter les sommets toujours dépassés et de revenir sur terre. Les spécialistes d’Amundi estiment que les cash flows à venir les 10 prochaines années des sociétés de l’indice S&P 500 ne représentent que 50 % de leur capitalisation actuelle. Les taux zéros semblent autoriser des projections bien au-delà du visible.
Les mêmes calculs d’actualisation expliquent la formation d’une véritable bulle des valeurs technologiques. Il ne s’agit pas des producteurs de biens de consommation comme Apple ou de distributeurs comme Amazon, mais d’une foultitude de projets non rentables aujourd’hui très (trop) bien valorisés. En effet, il n’y a pas de limites et pas de norme. Mais l’avertissement peut être lancé en référence à celui du comte de Monte Cristo : « Souviens-toi de l’année 2000 ». Et de l’éclatement de la bulle des TMT.
La page Volcker de la déflation des biens et des salaires et de l’inflation des actifs a déjà été tournée: les banques centrales sont prêtes à amplifier leur laxisme sans vraiment se soucier de la stabilité de la monnaie.
Les grands Etats ont commencé leur mutation, aidés par la conjoncture sanitaire : la dépense et les déficits (financés par le biais de banques centrales encore moins indépendantes) vont encore progresser. En vue, le partage différent de la valeur, une réduction des inégalités, des besoins de reconstituer les infrastructures et, en nouveau budget, les lourds investissements climat.
Partant d’une situation de soutien monétaire excessivement conciliante, les pays de l’OCDE vont plonger dans le soutien keynésien des budgets, installant fatalement un environnement inflationniste.
En matière financière, cette entrée dans le monde nouveau sera consacrée – si elle l’est finalement – par une reconstitution des taux réels. C’est de là que pourra venir le nécessaire assainissement des valorisations et l’éclatement des bulles. On n’y est pas tant que la Fed ou la BCE tiennent les marchés obligataires avec leur afflux de monnaies. Mais il ne sera pas forcément besoin d’une forte hausse des taux pour que l’avertissement de la comparaison avec l’année 2000 se matérialise.
L’inflation va être là et être volatile. Dans ces conditions, les marchés financiers seront aussi volatils. Le monde nouveau va discriminer différemment les actifs, avec une dualité des politiques économiques et monétaires entre la plongée dans le laxisme des pays développés et l’orthodoxie chinoise : la stratégie électorale du court terme d’un côté, le long terme d’un pouvoir absolu de l’autre.