Mercredi, Olaf Scholz a été nommé chancelier par le Bundestag, la Chambre basse du parlement
allemand. Bien sûr, la transition à un représentant de la social-démocratie du SPD fait figure d’évènement après 16 ans de mandats MerkeL. On sait que les alternances n’ont pas la même signification en Allemagne que chez nous, mais la coalition dite feux tricolores (rouge pour le SPD, jaune pour les libéraux, vert pour les écologistes) est inédite. Le contrat de gouvernement qui lie ses membres se veut aussi novateur. Il n’est pas certain que le pays – et donc l’Europe – entre dans une « nouvelle ère » comme M. Scholz et ses partenaires en proclament l’ambition. On peut accorder au chancelier le crédit politique d’avoir su transformer en moins de trois mois en gouvernement sa (très) courte victoire électorale de septembre – 25,7 % des voix contre 24,1 % aux chrétiens démocrates. L‘exercice d’équilibre entre les trois composantes de sa majorité veut traduire aussi des priorités assez marquées : transition climatique, politique sociale plus redistributive, croissance préservée, mutation du fonctionnement de l’Union Européenne. Le tout en retrouvant l’équilibre budgétaire et en maîtrisant l’endettement public. Un défi dont la traduction va bien demander une nouvelle ère dans les pratiques et dans les mesures.
M. Scholz prend la chancellerie après 16 ans de pouvoir chrétien-démocrate. Il est tentant de
rapprocher son arrivée de celle de Gerhard Schröder nommé en 1998 après 16 ans des mandats si marquants d’Helmut Kohl. Les lauriers distribués en France à M. Schröder à longueur de déclarations patronales ou gouvernementales peuvent inciter à prendre le pari d’une ère nouvelle en Allemagne, à coup de réformes de fond. Ces réformes de fond peuvent venir, mais le nouveau chancelier ne va pas bénéficier de conditions comparables à celles dont son prédécesseur social-démocrate avait pu profiter. Les fameuses réformes du droit du travail des années 2000 doivent tout à la réunification. L’apport de 25% de population venant des Etats de l’ancienne République Démocratique avait bouleversé les termes du marché du travail. La modération salariale était de fait imposée à tous par cette concurrence de salariés formés et parlant allemand qui ont trouvé dans « la modération » pour ceux de l’Ouest des hausses de près de 100 % de leurs rémunérations. La réunification a été la grande affaire de l’Allemagne des 40 dernières années. Elle l’aura aussi été sur le plan social donc économique : les nouveaux entrants ont permis la stratégie de productivité agressive vis à vis de l’Italie et de la France dont les excédents commerciaux ont été le résultat.
Pas de cadeau comparable de Mme Merkel à son successeur qui a aussi été son ministre des affaires sociales, puis son vice-chancelier et ministre des Finances. La marque de la chancelière sortante a été un certain immobilisme, fruit de la nécessité de construire des coalitions, mais aussi de sa recherche permanente du consensus. Les résultats économiques sont là et, bien sûr, sont la résultante des réformes Schröder. Le grand bilan de Mme Merkel est l’absence de grandes réformes, à deux malheureuses exceptions près. L’abandon du nucléaire est le point négatif sans doute le plus marquant de l’action de la CDU/CSU depuis 16 ans, la volonté d’offrir aux industriels allemands un « lumpenprolétariat » d’employés à bas coûts en lui apportant dans des conditions impréparées un million de migrants syriens est le plus discuté ; celui de l’endettement européen mutualisé le plus révolutionnaire. La nouvelle coalition affiche des ambitions dans ces domaines marquants, mais pas seulement.
La priorité affichée par le nouveau gouvernement est conjoncturelle : c’est la lutte contre l’épidémie qui, cet automne, a frappé particulièrement fort en Allemagne. Sur ce registre, il ne faut pas attendre de nouveauté ou d’originalité, mais, évidemment, la situation sanitaire pèse sur l’ensemble des politiques. Si on regarde avec plus de recul, l’ambition première est la transition énergétique, au moins du point de vue de la communication. Ce n’est pas surprenant au vu du score des écologistes d’Alliance 90/ Les Verts (14,8 % des voix et 16 % des sièges au Bundestag). Mais le SPD avait aussi affiché des engagements très fermes. La coalition annonce l’abandon du charbon d’ici 2030. Du fait des désastreuses fermetures du nucléaire, sa part est aujourd’hui supérieure à 35 % de la production électrique. A la même échéance, un quota de 80 % de l’électricité consommée devrait provenir d’énergies qualifiées de renouvelables. En 2035, la neutralité carbone serait atteinte et, en 2045, les émissions nettes de gaz à effet de serre nulles.
M. Scholz n’a fait que relever les engagements pris il y a six mois dans ses fonctions de ministre des Finances après la censure d’une partie de la loi climat par la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. L’ambition est manifestement démesurée : pour réduire de 65 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à la référence de 1990, elles devraient baisser de 57 %. Le réaliser en 9 ans apparaît pour le moins volontariste. On peut s’interroger dans ce cadre sur la stratégie charbon préconisée en parallèle avec l’arbitrage massif sur le gaz , et en particulier le gaz russe alimenté via le gazoduc Northtream2 que le gouvernement allemand va finalement certifier après des négociations essentiellement basées sur les tarifs. La problématique de la stratégie climatique allemande très ambitieuse est triple : effets de décroissance, inflation, investissements publics. Elle remet ainsi en cause les autres priorités de l’accord de coalition y compris les engagements budgétaires.
La deuxième ambition est sociale. La réduction des inégalités est une intention et la revalorisation des salaires est l’aspect pratique de cette politique sociale plus généreuse. Pour les salaires, la tendance naturelle est déjà là et le gouvernement n’aura qu’à observer les accords passés sous la pression de l’inflation et de l’offre contrainte de salariés. La hausse de 25 % du salaire minimum est évidement spectaculaire comme sa fixation à 12 euros pour une heure, comparée à un peu moins de 10,50 euros en France. Il y a plus que des nuances à apporter. En premier lieu en raison des multiples exonérations au salaire minimum qui ne joue pas le même rôle qu’en France : la hausse ne touchera pas 23 % de la population active comme exposé. Ensuite en raison du « nouveau départ annoncé » en matière d’immigration avec l’objectif avoué derrière les grands principes, de donner un nouveau coup de pouce à la compétitivité des entreprises allemandes grâce à une main d’œuvre bon marché. Plus de redistribution pour les salariés exigera en tout cas une croissance qui reste soutenue. La stratégie climatique officielle est synonyme de contraintes sur la production industrielle et agricole. Elle pèserait et réduirait de plusieurs points la croissance potentielle. Le sujet social, au-delà de mesures symboliques, ne peut être que l’orientation des surplus vers des classes moyennes ou basses. Ce qu’on appelait la répartition des fruits de la croissance. Pour qu’il y ait fruits en quantité suffisante, il faut qu’il y ait croissance malgré les freins des engagements climatiques.
L’évolution économique restera ainsi au centre de la politique allemande. « Oser plus de progrès » (la devise de ce gouvernement) vise à terme une croissance potentielle revue à la hausse et finissant par prendre le dessus sur les conséquences récessives et inflationnistes des engagement climatiques. C’est le passage à court et moyen terme qui pose question. La remise en question du modèle de production industrielle se greffe sur une recomposition des relations avec la Chine. La facture énergétique bouscule également la conjoncture. Le programme de coalition veut concilier les investissements qui soutiennent l’activité et se projettent dans le long terme et les engagements pris en matière fiscale et budgétaire qui seront sévèrementcontrôlés par Christian Lindner, le président du parti libéral-démocrate porté à la tête du ministère des Finances. Le déficit zéro (en tout cas limité à 0,35% du produit intérieur brut) est annoncé pour 2023 alors qu’il sera supérieur à 5 % du PIB cette année. Et des hausses d’impôts exclues à priori. Ce qui est prévu va dans un autre sens : augmentation des capacités de financement du secteur public fédéral ou régional, soutien aux investissements privés, y compris avec recours au KFW, un peu l’équivalent de notre Caisse des Dépôts avec la BPI. Des procédures dérogatoires et des modifications des calculs pour les ratios sont évoquées pour que l’activisme budgétaire allemand entre au moins facialement dans les clous. D’une part en jouant sur le dénominateur en prenant en référence un PIB potentiel ; d’autre part sur le numérateur en prenant en compte la hausse du potentiel dans le décompte des investissements. Des évolutions qui annoncent celles que pourrait revêtir un pacte de stabilité européen réformé, dans la logique des démarches du président du Conseil italien Mario Draghi, logiquement soutenu par le président français. Enfin, le gouvernement Scholz entendrait profiter de la suspension des critères européens jusqu’à la fin 2022 pour charger la barque l’année prochaine de façon à se rapprocher mécaniquement des ratios en 2023 puisque beaucoup aura été fait auparavant Tous ces montages ne sont pas dans le programme de coalition et demanderont des contreparties d’orthodoxie pour être validée par les libéraux démocrates (12,5 % des sièges au Bundestag et 22 % de ceux de la coalition).
Le dernier grand volet du contrat de coalition concerne l’Europe. Il n’y a pas beaucoup de surprise : pour défendre les intérêts allemands, l’Allemagne va défendre une évolution encore plus fédérale des choses. Passer à la majorité qualifiée pour la politique étrangère, accepter des accords binationaux spécifiques entre des pays membres de l’UE, étendre les droits du Parlement de Strasbourg et celui de la commission (dont le président serait nommé sur le modèle de celui du chancelier allemand pour lui donner une légitimité) : c’est un bouleversement constitutionnel qui est annoncé. On comprend que la modification des traités sera très complexe et même pratiquement irréalisable. Le viol des populations pour le traité de Lisbonne a laissé des traces et, même sous la pression financière, les gouvernements eux-mêmes seront réticent aux transferts de souveraineté. Cela posé, l’Allemagne conserve bien sa capacité de conviction : la gestion et, surtout, le renouvellement de l’endettement européen mutualisé sont de fait sous son contrôle face aux besoins et aux demandes de l’essentiels des 22 autres pays. Le fédéralisme peut être un peu la contrepartie de l’émission d’eurobonds. S’ajoutent des enjeux spécifiques qui peuvent peser lourd : en premier lieu le classement par l’Union Européenne du nucléaire comme « durable ». Le soutien demandé par M. Macron au Premier ministre hongrois sur le sujet deux jours après sa première rencontre avec M. Scholz montre assez les limites du projet d’Europe fédérale.
L’économie allemande part sur un mix plutôt particulier d’engagements de décroissance et d’inflation du fait des ambitions climatiques et d’un activisme budgétaire encadré, mais inédit.
Les investissements – au-delà de l’environnement, les innovations numériques et les infrastructures sont particulièrement ciblées - et leur financement ne sont pas chiffrés, ce qui bloque un peu les projections. Cependant, les dépenses publiques annuelles de recherche et développement portées à 3,5 % du PIB (110 milliards d’euros) sont un engagement qui confirme les ambitions. Le dopant des surinvestissements l’année prochaine sera bienvenu et va confirmer une croissance un peu inférieure à 4 % en 2022 avec dans doute sensiblement plus de 2 % d’inflation, et limiter le recul de la tendance conjoncturelle à un peu moins de 2,5 % en 2023. C’est un niveau qui ne permettra pas le développement du volet social du contrat de coalition, nécessaire pour construire un modèle économique nouveau. Il annonce aussi des révisions drastiques des ambitions climatiques. Derrière le programme, il y aura la marque de la gestion allemande : le pragmatisme. Sans retourner vers l’immobilisme de Mme Merkel, M. Scholz et ses alliés ne sacrifieront ni l’industrie, ni la croissance. Ils seront toujours aidés en ce sens par le Bundesrat, le Conseil Fédéral dont l’approbation est nécessaire pour pratiquement toutes les lois et qui obéit à un système de vote qui équilibre les tendances.