L’actualité économique a retrouvé un peu de normalité cette semaine : les grandes banques centrales ont tenu leurs comités de politique monétaire dans un calendrier traditionnel et ne se sont pas dérobées – dans la mesure du langage spécifique – pour donner de la visibilité sur l’année prochaine. Evidemment, l’exercice se base sur une analyse objective : l’extraordinaire rebond conjoncturel de cette année avec une croissance mondiale s’approchant de 6%. Les tensions sur la stabilité de la monnaie qui ont accompagné cette conjoncture si exceptionnelle interpellent les grands argentiers dont les missions comprennent ou sont centrées sur la question. Mais, pour exceptionnels qu’ils soient, la prise en compte de ces chiffres s’inscrit dans l’exécution normale pour les banques centrales. Ils doivent aussi faire avec les imprévus, en premier lieu la gestion des épidémies dont les pourtours apportent des incertitudes qui peuvent impacter les économies. En second lieu, les incertitudes politiques et géopolitiques avec la relance de la guerre froide Chine – Etats-Unis. Le parti qui a été pris aussi bien à la Réserve Fédérale américaine qu’à la Banque Centrale Européenne ou à la Banque d’Angleterre a été d’agir sur la seule base des éléments constatés en se réservant d’agir le moment venu face à des cassures exogènes de tendances. Le bilan de cette séquence des grands argentiers montre une certaine divergence.
La Fed avait bien préparé les marchés à son comité de mercredi. On a pu le constater à la hausse en réaction immédiate à la conférence donnée par son président Jerome Powell, des actions (1,1% pour le Dow Jones, 2,15% pour le Nasdaq), comme à la baisse de rendement de 0,10% de l’emprunt du Trésor à 10 ans, revenu de 1,57% à 1,47%. Pourtant, la politique monétaire prend un vrai tournant. La réduction des achats d’actifs – ou tapering dans le jargon – est doublée. En diminuant de 30 milliards de dollars par mois son programme, il devra se terminer à la fin du 1er trimestre de l’année prochaine. On a pu constater la corrélation entre la hausse du bilan de la Réserve Fédérale et celle des indices boursiers larges : depuis la fin 2019, les progressions sont pratiquement identiques. L’arrêt progressif des achats n’annonce pas une réduction de la taille du bilan. Les grands argentiers n’abandonnent pas leur rôle déterminant sur les marchés de l’argent à moyen et long terme puisque la stabilisation du bilan induit des interventions directes de refinancement sur les emprunts d’État ou sur les marchés de la titrisation des créances. Les indications données pour les taux directeurs sont la conséquence de l’analyse des fondamentaux de la croissance et de la réalité de l’inflation. Trois hausses de taux directeurs sont attendues dans les mois qui suivront la fin des achats de la Fed. Les relèvements sont indirectement annoncés sur un rythme très progressif : après les trois attendus en 2022, trois à nouveau en 2023 puis deux à nouveau en 2024. La route vers une politique monétaire neutre s’annonce très longue et l’orthodoxie visée dans trois ans fixe un objectif de taux des fonds fédéraux à 2,1%, en deçà du niveau de long terme de 2,5%. Finalement, bien que la Fed réoriente sa politique, la gestion monétaire américaine reste conciliante. Le plein emploi au sens de la Fed devra pourtant être retrouvé l’année prochaine et les tensions inflationnistes ne faibliront pas, celles-ci ne semblent pas vraiment prises en compte pour le moment.
La Banque Centrale Européenne a surpris jeudi en se montrant en apparence au moins aussi volontariste que la Fed. Mme Lagarde a bien annoncé que, de ce côté de l’Atlantique aussi, la réduction des injections quantitatives sera nettement accélérée. Ce serait la fin, en mars, du programme dit PEPP qui a assuré le financement des Etats pendant la pandémie. Ce programme a été développé en mars 2020 pour financer les mesures publiques massives prises en contrepartie des blocages « sanitaires » décrétés par les gouvernements européens. On n’a pas très bien compris l’impact que pourrait avoir l’arrêt de ces 60 milliards d’euros mensuels de financement sur les pays les plus fragiles et, singulièrement, la Grèce. Toutes les mesures prises dans l’urgence ne pourront pas être coupées avec une rapidité comparable à celle de leur mise en œuvre. Au contraire, le dispositif dit « permanent » d’achats d’actifs de la BCE est doublé dès maintenant, avec une perspective de réduction à l’automne des 20 milliards d’euros supplémentaires que cette hausse représente. Même accélérée, la limitation des achats par la BCE apparaît bien décalée dans le calendrier par rapport à celui de la Fed. Mme Lagarde a en effet affirmé que des hausses de taux ne pourraient être envisagées qu’après la fin du dispositif « permanent » - qui sera prolongé « aussi longtemps que nécessaire » - et qu’il était « très peu probable » qu’elles interviennent en 2022.
Les décalages dans le cycle mis en avant par la BCE pour rester très durablement conciliante ont trouvé une illustration cette semaine avec la hausse surprise des taux d’intérêts annoncée par la Banque d’Angleterre. Le relèvement de 0,10% à 0,25% ne bouleverse pas les fondamentaux du Royaume-Uni, mais il fait figure d’avertissement. La surchauffe économique de la Grande Bretagne n’est pas un cas isolé. L’inflation s’établit à plus de 6% et le marché du travail se révèle très tendu. Alors que les marchés imaginaient que le développement très rapide du variant Omicron de la Covid 19 allait bloquer un durcissement monétaire, la BoE ne cède pas à son action contre le dérapage des prix. Ainsi, c’est curieusement de Londres qu’est venue la marque d’une évolution monétaire qui va s’imposer. M. Powell à la Fed et Mme Lagarde à la BCE ont donné le sentiment que l’inflation n’était pas un sujet et que, même si les mots sont abandonnés, elle était bien transitoire ou temporaire à leurs yeux aux niveaux actuels de 6,8% (Etats-Unis) et 4,9% (zone euro). Pourtant, à court et moyen terme, la crise de l’offre va continuer à exercer une pression sur les prix. Sur une vision plus longue, les pressions déflationnistes de la mondialisation sont bien enrayées, les circuits raccourcis impliquent des hausses de coûts de production et les politiques climatiques sont fortement inflationnistes. Les banquiers centraux se doivent de mentir ou au mieux, à le faire par omission. La question des salaires et celle de l’inflation se sont installées dans les débats politiques et cela ne va faire que de se renforcer. Pourtant, les banques centrales sont condamnées à conserver des taux très bas faute de risquer un choc économique et de créer un choc financier. Le laxisme contrôlé va sans doute être leur doctrine, au risque d’entretenir toujours plus l’inflation dans une séquence qui peut être assez durable. Du coté des marchés financiers, l’heure est au soulagement plus qu’autre chose. Soulagement face à la progressivité de l’assainissement à venir des politiques monétaires. Le point crucial est le maintien des taux réels aux niveaux très négatifs qui sont les leurs: toute réduction de ce cadeau fait à l’investissement se mesurerait dans les ratios boursiers des valeurs technologiques américaines. Un autre point de sensibilité va être induit par les décalages de politiques monétaires justifiés par les cycles. Des taux courts américains en hausse, même modérée, et des taux euro stables annoncent une hausse du dollar aux effets perturbants, en particulier sur les marchés émergents.